Meta, Twitter… Les réseaux sociaux gratuits, un modèle économique au bout du rouleau

L’Express (site web) High Tech, mercredi 9 novembre 2022 1966 mots

Anne Cagan Meta vient de licencier 11 000 employés, quelques jours après des coupes salariales agressives chez Twitter. Le business model des réseaux sociaux gratuits ne tourne plus.

Un multimillionnaire et un multimilliardaire qui négocient un forfait de 20 dollars : c’est le débat lunaire qui a fait jaser Twitter. Elon Musk commence à émettre l‘idée de faire payer certaines fonctionnalités du réseau social, notamment le badge coloré indiquant l‘authenticité de comptes très en vue. « 20 dollars par mois pour garder ma marque bleue? Hors de question, ce sont eux qui devraient me payer. Si ce système est mis en place, je me barre », fulmine l‘auteur culte Stephen King. « Nous devons payer nos factures! Twitter ne peut pas dépendre intégralement de la publicité. Que penseriez-vous dans ce cas d‘une offre à 8 dollars? », tweete aussi sec Elon Musk. On peut penser que l‘entrepreneur est nul (ou au contraire très doué) en négociation. La scène encapsule en tout cas la crise profonde que les réseaux sociaux traversent actuellement.

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Licenciements massifs chez Meta et Twitter

Car le nouveau propriétaire de l‘oiseau bleu n’est pas le seul à être sur les dents à propos des finances de sa plateforme. Meta a vu ses bénéfices sévèrement dévisser au troisième trimestre (- 52 %) et il a perdu plus de 600 milliards de dollars de capitalisation boursière en un an. Non seulement la maison mère de Facebook a jeté aux oubliettes son ambitieux plan de recrutement de 10 000 professionnels du métavers, mais elle vient de confirmer ce 9 novembre un plan de réduction de postes massif. Pas moins de 11 000 personnes vont recevoir un mail de licenciement aujourd’hui. Cela représente 13 % du personnel du groupe. A peine quelques jours plus tôt, Elon Musk virait la moitié des effectifs de Twitter. Et Snapchat, le réseau très prisé des adolescents, ne se porte pas mieux. Il continue de voir sa base d‘utilisateurs actifs croître, mais ne parvient pas à passer le seuil de rentabilité. Fin août, il avait déjà annoncé un plan social de 2 0% de ses effectifs. Même la star TikTok, qui fait trembler tous les réseaux sociaux de la place tant il engrange en masse de nouveaux inscrits (1 million par jour), tâtonne en réalité lorsqu’il est question de sous. « Le réseau ne publie pas ses comptes, mais sa maison mère est déficitaire », rappelle un pro du secteur.

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La crise du business model des réseaux sociaux mérite qu’on s’y attarde. Car ce modèle du tout-gratuit entièrement payé par la publicité a façonné le web qu’on connaît aujourd’hui. « Dès le début, les réseaux sociaux ont construit leur économie autour de la publicité », explique Emmanuelle Patry, fondatrice du Social Media Lab, organisme de formation pour professionnels de la communication. Au début, les possibilités étaient rudimentaires : il s’agissait surtout de vendre des espaces d‘affichage en ligne. Progressivement, les géants du web et les acteurs de la publicité ont sophistiqué leurs outils, offrant la possibilité d‘acheminer la publicité de manière toujours plus ciblée et facilement paramétrable. Les annonceurs et leurs prestataires n’ont désormais qu’à sélectionner des paramètres (âge, sexe, localisation) pour que leurs réclames soient aussitôt diffusées à grande échelle à ces profils. « Pouvoir cibler les internautes en fonction des centres d‘intérêt a changé la donne, analyse Emmanuelle Patry. C’est vraiment cela qui a fait le succès des réseaux sociaux dans la sphère publicitaire. »

Un groupe comme Meta s’est retrouvé à dépasser les 100 milliards de chiffre d‘affaires et à générer des bénéfices colossaux (près de 40 milliards de dollars en 2021). Alors pourquoi ce qui a fait battre le web ces dix dernières années donne aujourd’hui des signes d‘essoufflement? Bien sûr, la conjoncture actuelle joue un rôle. « Lors de récessions comme celle qui se profile, les budgets de communication sont les premiers réduits », rappelle Julien Pillot, économiste et enseignant-chercheur à l‘Inseec.

Le gâteau de la publicité en ligne se fragmente

Mais le filon publicitaire devient aussi plus difficile à exploiter, car de nouveaux réseaux sociaux ont émergé, ce qui fragmente le gâteau à se partager. « Aujourd’hui, Snapchat ou TikTok ont complètement mis le grappin sur les budgets pub visant les jeunes, Facebook n’est plus du tout la plateforme adéquate pour les toucher », confie un pro de la publicité en ligne. Des nouveaux secteurs viennent par ailleurs grignoter le gâteau publicitaire. Le géant du e-commerce Amazon, notamment, se construit discrètement un empire dans le domaine. Il a engrangé 31 milliards de dollars grâce à ce filon en 2021, ce qui le place sur les talons de Facebook et de Google.

L‘industrie du streaming, qui a pourtant construit son business model sur l‘abonnement, commence, elle aussi, à tourner autour de la manne publicitaire. Après avoir martelé pendant des années que Netflix ne diffuserait jamais de réclames, Reed Hasting lance ce mois-ci, en parallèle de ses abonnements traditionnels, une offre plus économique (5,99 €/mois) mais comportant des spots publicitaires.

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Vivre de la pub en ligne devient aussi plus compliqué. Apple a semé la panique en 2021 en créant, avec iOS 14, des verrous techniques qui empêchent les entreprises d‘espionner les habitudes de consommation des internautes sur iPhone qui ne le souhaitent pas. « Cela a flanqué un sacré coup au marché », reconnaît un expert. Une autre épée de Damoclès s’apprête à tomber sur cette industrie, car Google a annoncé qu’il mettrait bientôt fin aux cookies tiers, ces petits outils numériques permettant aux entreprises de tracer les sites consultés par des internautes.

Les formats publicitaires se sont également beaucoup transformés. Une part croissante des budgets des annonceurs finance désormais des partenariats noués avec des influenceurs. Mais les réseaux sociaux n’ont jamais vraiment tenté de prendre de commissions dessus, de peur sans doute de faire fuir ces petites ou grandes célébrités vers des plateformes concurrentes.

Or, il ne faut pas se laisser leurrer par les pixels : le coût d‘un réseau social n’a rien de virtuel. Il faut des bataillons d‘informaticiens pour maintenir et faire évoluer une plateforme, des commerciaux pour la monétiser, des experts gérant le casse-tête qu’est la modération des contenus haineux et violents. Il y a aussi « le coût de stockage et de transit de ces quantités phénoménales de données. Les formats vidéo si prisés par exemple sont des fichiers beaucoup plus ‘lourds’ à déplacer », pointe Pierre Harand, associé et directeur Europe-Asie du cabinet de conseil Fifty-five.

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Selon un professionnel du secteur télécoms, les géants du web investissent en moyenne « plus d‘un milliard de dollars chacun, chaque année » dans la pose de nouveaux câbles internet sous-marins, pour acheminer toujours plus d‘informations, toujours plus vite à leurs utilisateurs. Et ces plateformes ont besoin de data centers de pointe pour conserver leur trésor de données numériques.

Résultat? « Les réseaux sociaux ont toujours eu du mal à atteindre l‘équilibre économique », explique Pierre Harand. Et tous, aujourd’hui, se cherchent désespérément un nouveau business model. Que les plateformes s’éloignent du modèle gratuit n’est peut-être tout pas une mauvaise chose pour les internautes. Leur impact politique et sociétal est désormais indéniable. Or, lorsque l‘utilisateur n’est pas le client mais le « produit », le service n’est, par définition, pas réellement construit avec ses meilleurs intérêts à l‘esprit. Les réseaux sociaux ont d‘ailleurs continuellement réduit la voilure sur les fonctionnalités les plus sociales (voir les publications de ses amis…) au profit des plus addictives (défilement infini de contenus divertissants…).

La fin des réseaux sociaux gratuits

La transition vers un nouveau modèle économique, plus diversifié, est cependant un affreux casse-tête. Les réseaux sociaux doivent se transformer radicalement sans endommager leur business existant qui est pour l‘heure leur unique moteur, « et qui demeurera une source stratégique de revenus », souligne Diego Ferry, directeur stratégie et communication d‘EY Fabernovel.

Elon Musk a compris la leçon à la dure. Arrivé en cow-boy dans l‘arène, il a multiplié les propositions chocs et les moulinets de bras en faveur d‘une liberté d‘expression sans entrave. Des orientations peu goûtées par les annonceurs, qui ne veulent pas que leurs publicités se baladent à proximité de tombereaux d‘injures ou de délirantes théories du complot. General Mills, Pfizer, L‘Oréal ou VW Audi : plusieurs groupes d‘envergure ont stoppé leurs projets publicitaires sur Twitter. « Tous attendent que la politique de modération soit clarifiée », analyse Vincent Reynaud-Lacroze, directeur général de l‘agence We Are Social.

Le gros problème des réseaux sociaux est qu’ils ont proposé leurs services gratuitement pendant bien trop longtemps. Ils se retrouvent paradoxalement dans une crise similaire à celle qu’ils ont provoquée dans les médias traditionnels lorsqu’ils sont venus… les disrupter! Les plateformes de rencontre amoureuses ont anticipé le problème bien mieux que les réseaux sociaux, au début des années 2010 : dès qu’elles sont parvenues à attirer suffisamment de monde grâce à une offre gratuite, elles ont très rapidement basculé sur un modèle freemium – où l‘abonnement payant est la seule manière de profiter correctement de leur service.

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Après plus de dix ans de gratuité totale, Twitter – et ses concurrents – ne peut espérer faire soudainement payer des fonctionnalités existantes en leur passant un simple coup de polish : il faut une nouveauté suffisamment bluffante pour faire passer la pilule du payant. La bouillonnante et mystérieuse sphère du web3 s’intéresse beaucoup à une piste prometteuse : celle de laisser les internautes paramétrer à leur gré le système de recommandation du réseau social (au lieu de recevoir ce que Facebook et compagnie jugent être des contenus susceptibles de les intéresser). C’est la piste qu’explore en particulier Jack Dorsey, le cofondateur de Twitter, qui a le projet de lancer un nouveau réseau social baptisé Bluesky.

« Prisé en chine, le social shopping (NDLR : qui permet aux internautes d‘acheter des produits mis en avant par des influenceurs) est également regardé de près par les réseaux sociaux même si pour l‘heure, ils ont du mal à le déployer dans d‘autres pays », confie Emmanuelle Patry. Le défi ici est d‘offrir un processus d‘achat (sélection du modèle, paiement…) très fluide sur une plateforme qui n’est au départ pas conçue pour cela. Vu le rythme auquel se perfectionnent les techniques permettant d‘essayer virtuellement des vêtements et des accessoires, les ventes pourraient toutefois décoller et les réseaux sociaux en bénéficier, en prenant des commissions sur les transactions.

Le pari du métavers

Ils ont également un coup à jouer dans « l‘économie de la création ». Si les internautes sont peu enclins à payer les grosses plateformes, ils ont en effet beaucoup moins de réticence à sponsoriser ponctuellement, voire régulièrement, les personnes qui y créent des contenus (vidéos, textes, etc.). Des réseaux comme Twitch ont ainsi eu l‘idée avisée d‘intégrer à leur plateforme des outils à cet effet, en engrangeant leur commission au passage.

Meta est peut-être, cependant, celui qui a le mieux compris les enjeux. Le métavers est un défi encore très loin d‘être relevé. Mais si le groupe parvient à bâtir un monde virtuel séduisant, ce serait une transition si radicale que les utilisateurs accepteraient assurément de délier leur bourse. « Il serait possible de vendre dans le métavers des services très variés, du foncier virtuel, des NFT, de prendre des commissions sur les transactions qui s’y déroulent », pointe Julien Pillot. Et le niveau d‘immersion serait tel que les publicitaires y afflueraient vite. » Les défis techniques sont immenses. Mais si Meta y parvient, c’est l‘assurance de retirer le vernis ringard de Facebook et de redevenir la coqueluche du web qu’il fut par le passé.Note(s) :

Mise à jour : 2022-11-10 10:25


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