« Les cadres en télétravail avec enfants quittent rarement lIledeFrance pour sinstaller dans un petit village »

Jean-Laurent Cassely

7–9 minutes


Si tous les cadres supérieurs et les jeunes diplômés ne sont pas partis télétravailler à la campagne, la crise sanitaire liée au Covid-19 a accéléré la volonté des Français de s’éloigner des métropoles pour vivre en milieu périurbain et dans les villes intermédiaires. Et, pour une minorité d’entre eux, de construire un projet de vie alternatif en lien avec le monde rural. La géographe Hélène Milet pour la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (Popsu) et coordinatrice d’une étude qui croise analyses statistiques et enquêtes de terrain pour mesurer l’impact de la crise sanitaire sur les déménagements des Français, revient sur les principaux résultats de cette première phase.

La crise sanitaire et les confinements ont-ils chamboulé la géographie résidentielle française ?

Non, car le premier enseignement de nos études, c’est que les grands flux de déménagements continuent de se faire à l’intérieur des grandes villes : des Parisiens qui déménagent à Paris ou dans les communes proches, d’autres entre grands pôles urbains. Lors du premier confinement, par exemple, le flux de recherches le plus important entre deux communes sur Leboncoin était constitué de Parisiens qui regardaient des biens immobiliers à vendre à Marseille. Pour autant, on peut repérer un « effet Covid-19 » dans l’accélération de certaines migrations qui préexistaient à la crise sanitaire.

Les départs des grandes villes sont en augmentation, et les Français qui les quittent se dirigent vers quatre types de territoires : les couronnes périurbaines, principalement dans les espaces pavillonnaires, les villes petites et moyennes, les littoraux – en particulier la façade atlantique – et, enfin, certains territoires ruraux.

Qu’est-ce que l’analyse des consultations d’annonces immobilières en ligne nous apprend des envies de déménagement des Français ?

L’étude menée grâce aux données du site Meilleurs Agents montre une augmentation du rythme des recherches depuis le déclenchement de la crise : les Français ont consulté plus d’annonces, ce qui peut traduire une envie de changement plus marquée. On note aussi un attrait plus fort pour les zones rurales et pour les maisons. Sur Leboncoin, les consultations d’annonces de ventes de biens immobiliers ont progressé pendant les deux premiers confinements et la distance entre la commune d’origine de l’internaute et celle où se situent les biens consultés a augmenté, dépassant les 200 kilomètres en moyenne après la crise sanitaire, alors qu’elle était de 175 kilomètres en 2019.

Après le premier confinement, les récits médiatiques se sont concentrés sur les cadres en télétravail qui quittaient lIledeFrance pour la campagne. Ce profil correspond-il à une réalité statistique ?

Les sociologues mentionnent un « effet de loupe » médiatique parce que les journalistes font justement partie du profil de personnes susceptibles de déménager parfois très loin de leur commune actuelle pour une meilleure qualité de vie et peuvent avoir l’impression d’un phénomène massif. Dans les faits, ces cadres en télétravail avec enfants quittent rarement lIledeFrance pour sinstaller dans un petit village isolé. On assiste plutôt à des déplacements en cascade, chacun allant vers la strate territoriale située au-dessous dans l’échelle urbaine : les Parisiens partent vers des métropoles régionales, les habitants de ces métropoles déménagent vers les couronnes pavillonnaires ou vers les plus petites villes, et ainsi de suite.

« Les élus ruraux voient arriver des jeunes, très diplômés sans être très fortunés, marqués par des préoccupations écologiques »

Vous parlez également d’une « extension du domaine périurbain » rendue possible par le télétravail… Que voulez-vous dire ?

Les cadres ne sont pas les seuls à s’éloigner des cœurs de ville. On a identifié un phénomène moins médiatisé de « néoruralité pragmatique », un éloignement qui concerne plutôt les professions intermédiaires – les secrétaires aussi peuvent télétravailler. Outre le désir de campagne post-Covid-19, l’envie de déménager vers les périphéries peut être liée pour ces ménages à des contraintes financières et faire suite à des crises d’ordre médical, familial ou professionnel dans leur parcours individuel (cancer, divorce, burn-out).

La partie qualitative de l’étude se concentre sur des territoires ruraux (Vosges du Nord, Cévennes, Corbières, vallée de la Dordogne), dans lesquels de jeunes diplômés s’installent avec des projets de transition rurale. Qui sont-ils ?

On a constaté dans ces territoires un « effet moisson » du Covid-19, c’est-à-dire que la crise sanitaire et les confinements ont concrétisé et précipité des envies d’installation et des projets qui étaient déjà en germe. Les élus ruraux voient arriver un profil type de porteurs de projets liés à la transition rurale : des jeunes, très diplômés sans être très fortunés, marqués par des préoccupations écologiques, qui sont passés par les grandes villes pour leurs études et le début de leur vie active.

Contrairement à ceux des années 1970 et du Larzac, qui étaient dans une logique de rupture, ces nouveaux arrivants au profil sociologique moins marqué par la marginalité organisent leur transition par étapes ; dans un ménage, lun des membres va garder un emploi métropolitain en télétravail, tandis que l’autre va lancer une activité locale : métier du soin ou du bien-être, épicerie coopérative, café associatif, permaculture.

Dans les faits, ces petites entreprises de transition ont un taux de réussite très faible parce qu’il n’est pas évident de tirer un revenu du maraîchage ou d’une salle de yoga, et l’impact économique sur les territoires est parfois surestimé. Autre indice de leur visibilité dans ces territoires : des projets d’habitat alternatif ou communautaire à plusieurs familles, comme les écohameaux, ou d’habitat léger (auto-constructions, tiny houses, yourtes). Ces phénomènes sont très localisés, car ils sont dépendants de la réputation « alter » de certains lieux, les premiers arrivés attirant les prochains par effet de bouche-à-oreille au sein de ces réseaux.

Les jeunes générations et les catégories populaires peinent à se loger dans les grandes villes mais également dans les territoires ruraux ou littoraux les plus attractifs. Quelles conséquences cette exclusion peut-elle avoir ?

Certains territoires, dont le modèle d’attractivité repose sur l’accueil de personnes extérieures, subissent un état de surchauffe des marchés immobiliers, les résidences secondaires et les biens loués sur Airbnb limitant l’accès au logement, notamment pour les saisonniers. Dans les zones rurales, où les logements de qualité disponibles sont rares, la question de la multirésidence retire du marché des options de logement pour les habitants qui n’ont pas ce mode de vie mobile, même si toutes les transactions ne sont pas suivies d’installation.

Ces afflux de populations sont donc annonciateurs de défis, y compris du point de vue des territoires « gagnants », avec une possible importation de problématiques urbaines à la campagne (gentrification, tensions sociales). Notre étude a fait remonter des témoignages de jeunes hors des radars médiatiques qui deviennent nomades, s’achètent un camion pour vivre en autonomie et en itinérance dans des zones de montagne ou dans la campagne isolée. Ce mode de vie traduit un désir de rupture, mais il est aussi une conséquence de la relégation d’une partie de la population vis-à-vis de l’offre de logement conventionnelle.

Cet article est paru dans Le Monde (site web)


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