La forêt française, un puits de carbone en péril

Le Monde (site web)

planete, mardi 6 juin 2023 – 20:00 UTC +0200 1749 mots

Perrine Mouterde La capacité de stockage du CO₂ par les écosystèmes forestiers a été divisée par deux en dix ans. Une tendance inquiétante alors que la France doit réviser sa stratégie visant à atteindre la neutralité carbone.

Et si la forêt française n’absorbait plus de CO₂ ? Et si, au lieu de constituer un précieux puits de carbone, elle contribuait elle aussi à réchauffer le climat ? Cette perspective inquiétante n’est pas aussi irréaliste qu’elle en a l’air. La tendance est en effet clairement à la baisse : la forêt française absorbe deux fois moins de carbone qu’il y a une décennie. Alors que le gouvernement doit publier, d’ici à l’été, les grandes lignes de la troisième édition de sa feuille de route visant à atteindre la neutralité carbone en 2050, cette diminution du puits de carbone forestier est un enjeu majeur.

Lundi 5 juin, à l’occasion de la publication d’un inventaire des émissions des gaz à effet de serre, les ministères de la transition écologique et énergétique ont pointé « la situation préoccupante » du secteur des terres et forêts.

Selon les dernières données officielles, la forêt française a absorbé, en 2021, 31,2 millions de tonnes équivalent CO₂ (Mt CO₂ éq), soit environ 7,5 % des émissions nationales. Mais c’est deux fois moins que dix ans plus tôt (57,7 Mt CO₂ éq). Et depuis 1990, hors tempêtes, ce chiffre n’a été plus faible qu’à une seule reprise, en 2019 (– 30,1 Mt CO₂ éq). Le Haut conseil pour le climat est l’un des premiers organismes à s’être alarmé, dans son rapport de juin 2022, de la « dégradation significative de la capacité des forêts à capter du carbone », qui restent malgré tout le principal puits naturel du pays.

« Tout le monde est resté sur l’idée que la forêt constituait un puits de carbone stable, mais ce n’est pas du tout le cas », souligne Philippe Ciais, climatologue au Laboratoire des sciences du climat et l’environnement et spécialiste du cycle du carbone. « La situation est peut-être encore plus alarmante que ce que disent les données car celles-ci ne prennent pas en compte l’impact des sécheresses de 2022, ajoute Florin Malafosse, expert forêts et filière bois chez Solagro. L’idée que la forêt puisse devenir une source d’émissions constitue en tout cas un changement de paradigme complet. » Les prairies, deuxième contributeur au stockage de carbone en France, voient également leur capacité diminuer depuis 2010 (8,3 Mt CO₂ éq en 2020), tout comme les produits bois (0,8 Mt CO₂ éq).

La capacité des forêts à stocker du carbone est mesurée grâce à l’inventaire réalisé depuis 1958 par l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN). Chaque année, des équipes visitent 7 000 nouvelles parcelles, représentatives du territoire, pour y collecter un vaste jeu de données. Quelque 6 500 parcelles, déjà évaluées cinq ans auparavant, sont également mesurées de nouveau tous les ans.

De cette méthode découle un certain décalage dans le temps : l’effet de la sécheresse historique et des énormes incendies de 2022, par exemple, commencera à être perceptible dans les chiffres qui seront publiés en octobre, mais seulement de manière pondérée. « Les données de l’inventaire forestier constituent une moyenne qui regarde plusieurs années en arrière ; peut-être que toute la forêt perd déjà du carbone et qu’on ne le saura que dans cinq ou dix ans », observe M. Ciais. Les données de l’IGN sont ensuite transmises au Centre interprofessionnel technique d’études de la pollution atmosphérique (Citepa), qui produit les inventaires nationaux d’émissions de gaz à effet de serre.

Outre l’inventaire de l’IGN, une autre méthode – la télédétection – basée sur des observations satellitaires permet d’évaluer la quantité de biomasse aérienne présente sur l’ensemble d’un territoire et l’évolution des stocks de carbone. « En France, on observe par la télédétection une tendance à la décroissance du puits de carbone depuis 2014 », confirme Jean-Pierre Wigneron, chercheur à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. Ce spécialiste de la télédétection travaille actuellement sur les conséquences de la sécheresse de 2022 : de premiers résultats montrent que celle-ci a entraîné une nette baisse du captage de carbone par les forêts européennes.

Trois raisons principales expliquent la baisse du puits de carbone forestier. D’abord, la croissance des arbres a chuté d’environ 10 % en dix ans. En cause notamment, les sécheresses récurrentes depuis 2015 liées au dérèglement climatique : moins il y a d’eau, moins les arbres poussent et moins ils stockent de carbone.

Ensuite, la mortalité a augmenté de 54 % en une décennie, en raison des sécheresses mais aussi de la multiplication des attaques de ravageurs (insectes, champignons…), dont certaines sont également favorisées par le réchauffement. « Jusqu’ici, les épisodes de forte mortalité, telles que les tempêtes de 1999 ou 2009, étaient considérés comme des accidents. Il va maintenant falloir les gérer de façon systémique et non épisodique », note M. Malafosse. Le réchauffement accroît en effet la fréquence des aléas climatiques ainsi que le risque d’incendies.

Enfin, la récolte de bois a légèrement augmenté, le taux de prélèvement (qui est le rapport entre le prélèvement et la production biologique nette) passant d’environ 55 % il y a dix ans à 65 % aujourd’hui. « La diminution du puits de carbone est inquiétante car hormis les prélèvements, elle s’explique par des facteurs sur lesquels nous n’avons pas trop de contrôle », résume Antoine Colin, chef du département d’analyse des forêts et des haies bocagères à l’IGN.

Au-delà du bilan national, les travaux du chercheur Philippe Ciais ainsi que les chiffres compilés par Le Monde, à partir des données du Citepa, révèlent une diversité de situations à l’échelle de la métropole. Avec, toutefois, une tendance largement dominante : dans la quasi-totalité des régions, le puits de carbone a fortement diminué depuis une décennie. Parmi les baisses les plus spectaculaires figure celle constatée en Auvergne-Rhône-Alpes (l’un des principaux puits de carbone, divisé par deux en dix ans), en Bourgogne-Franche-Comté ou encore en Bretagne (forte hausse de la mortalité, hausse des prélèvements).

Plus grave, plusieurs régions n’absorbent quasiment plus de carbone ou sont même déjà émettrices de CO₂ – c’est le cas du Grand-Est, de la Corse ou des Hauts-de-France. En Grand-Est par exemple, région la plus émettrice, la forêt absorbe de moins en moins de carbone depuis 2009 et en « perd » depuis 2017. La mortalité y a été multipliée par cinq en moins de dix ans, du fait notamment de la crise des scolytes : ce minuscule insecte, qui prolifère lors des hivers doux, décime les épicéas affaiblis par les sécheresses et les canicules. La récolte de bois augmente aussi depuis 2007 et est quasiment aussi importante que celle de la région Nouvelle-Aquitaine. « L’exploitation forestière est assez intensive, presque autant que sur la plantation des Landes », signale Philippe Ciais.

C’est finalement dans le sud de la France que les puits de carbone forestier sont les plus stables ces dernières années, comme en Provence-Alpes-Côte d’Azur ou en Nouvelle-Aquitaine. L’Occitanie est aujourd’hui la région qui stocke le plus de carbone (9 millions de tonnes) : à elle seule, elle capte 3 % des émissions nationales. « Dans les Pyrénées, dans les Alpes, en Provence, une grande partie des forêts sont presque en libre évolution parce qu’elles sont très difficilement exploitables, explique M. Ciais. Malgré la hausse de la mortalité, comme la récolte est très faible et n’a pas augmenté, les puits ne diminuent pas trop. » Si le massif landais, couvert en grande majorité de pins maritimes, est une forêt de production, le niveau de récolte y est également quasiment stable depuis une décennie.

La diminution de la captation du carbone par la forêt pose un problème de taille. Pour parvenir à la neutralité carbone en 2050, comme elle s’y est engagée, la France doit drastiquement diminuer ses émissions de gaz à effet de serre. Mais celles-ci ne seront pas complètement « nulles » dans moins de trente ans, puisque certains secteurs continueront à être émetteurs nets. Pour compenser, le pays devra absorber ces émissions dites « résiduelles » par le biais de puits naturels (forêts, prairies…) ou technologiques (installations de captage et stockage de CO₂).

D’ici à l’été, le gouvernement est censé présenter les grandes orientations de la troisième édition de la stratégie nationale bas carbone (SNBC 3), qui définit la feuille de route permettant d’atteindre la neutralité carbone. La stratégie actuelle (SNBC 2), élaborée en 2018-2019, mise sur une hausse de la capacité de stockage des forêts d’ici à 2050 (+ 87 % par rapport au scénario tendanciel). Selon les experts, cet objectif, qui paraît aujourd’hui hors d’atteinte, devra nécessairement être revu à la baisse dans la SNBC 3. « La situation actuelle pose une grande question : comment va-t-on équilibrer l’équation ?, s’interroge Florin Malafosse de Solagro. Est-ce que les objectifs d’autres secteurs vont être révisés à la hausse ? Va-t-on davantage compter sur les puits technologiques ? »

Sur la méthode permettant d’optimiser le puits de carbone forestier, deux visions s’opposent. L’approche interventionniste mise sur le remplacement de feuillus peu productifs par des plantations de résineux, qui feront fonctionner la « pompe à carbone », et sur l’augmentation de la récolte de bois pour stocker du carbone dans des produits à longue durée de vie (comme les charpentes, les panneaux, les meubles…) et éviter l’usage d’autres matériaux plus émetteurs, par exemple dans la construction. La SNBC 2 prévoit ainsi une forte hausse de la commercialisation de bois ainsi qu’une multiplication par dix du puits de carbone dans les produits-bois d’ici à 2050 – un objectif jugé totalement irréaliste par de nombreux acteurs.

Une seconde approche consiste plutôt à essayer de perturber le moins possible les écosystèmes pour favoriser leur résilience et leur capacité d’adaptation. Aujourd’hui, des associations environnementales alertent sur le fait de poser comme préalable l’augmentation de la récolte. « En signant l’accord de Paris pour le climat, la France ne s’est pas engagée à maintenir la récolte de bois mais à augmenter le puits de carbone naturel, rappelle Sylvain Angerand, le fondateur de l’association Canopée. On ne demande pas du tout d’arrêter les prélèvements mais plutôt d’avoir un modèle évolutif, dynamique, qui permette d’ajuster la récolte en fonction de l’accroissement naturel des forêts. » Cet article est paru dans Le Monde (site web)


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