Fatigue postpandémie : « Pendant le confinement, des milliards de nos contemporains ont découvert que leur vie pouvait être autre chose »

Laure Belot

Malgré la fin officielle de la crise due au Covid-19, une lassitude générale perdure. Entretien croisé avec Georges Vigarello, historien et agrégé de philosophie, et David Le Breton, anthropologue, sociologue et spécialiste du rapport au corps, qui retracent l’évolution de la notion de fatigue au cours des siècles.

En octobre 2020, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) acte l’existence d’une « fatigue pandémique » individuelle, et rend un rapport d’une trentaine de pages formulant des pistes aux Etats pour « réinsuffler de la vigueur au public », qui doit faire face à de nombreuses contraintes.

Deux ans plus tard, la Fondation Jean Jaurès avance, dans un document intitulé « Grosse fatigue et épidémie de flemme », l’hypothèse d’une « fragilisation psychologique et mentale accrue depuis la crise sanitaire » en France. A l’appui, une enquête d’opinion annonçant que près d’un Français sur trois est moins motivé qu’avant dans ce qu’il fait au quotidien. Cela est encore plus vrai chez les 25-34 ans, parmi lesquels cette proportion atteint 40 %. En outre, après un effort physique, quatre Français sondés sur dix se disent plus fatigués qu’avant le confinement. La Fondation Jean Jaurès évoque un « effet de traîne » post-Covid. Qu’en est-il de ce lien ? Hors Covid-19, les statistiques d’arrêts maladie en 2022 (selon le baromètre de l’absentéisme Malakoff Humanis) placent les « troubles psychologiques » et « l’épuisement professionnel » à la deuxième place. C’est aussi le principal motif des arrêts longs (de plus de trente jours). Ceux-ci ont doublé entre 2020 et 2022.

Le 17 mai, le Fonds mondial de recherche contre le cancer publie une étude relevant que le manque de motivation (38 %) et la fatigue (35 %) sont les principales raisons empêchant les adultes britanniques de modifier leur régime alimentaire et d’être plus actifs physiquement. L’argument de la fatigue est mis en avant par près de la moitié des 24-35 ans.

Comment appréhender ces signaux ? Afin de mieux cerner la santé générale de la population dans le monde, l’OMS a annoncé, en 2017, l’objectif de modifier ses indicateurs en ajoutant aux taux de mortalité (nombre de personnes mourant d’une même maladie) et taux de morbidité (nombre de malades dans une population pendant une période donnée) le concept plus qualitatif de « fonctionnement humain ». Dans la définition de ce dernier figure la santé biologique d’une personne, mais aussi sa santé vécue, c’est-à-dire la nature de ses activités en interaction avec son environnement. Cet indicateur est pensé pour permettre d’appréhender le bien-être et des notions plus qualitatives. Un projet d’ampleur dont les conséquences scientifiques et organisationnelles sont détaillées dans l’étude « La révolution du fonctionnement humain : implications pour les systèmes et les sciences de la santé », publiée le 31 mai dans Frontiers.

Pour mettre en perspective ces différentes actualités et comprendre l’origine et l’usage du terme « fatigue », nous avons rencontré l’historien et agrégé de philosophie Georges Vigarello, auteur d’Histoire de la fatigue, du Moyen Age à nos jours (Seuil, 2020), et l’anthropologue, sociologue et spécialiste du rapport au corps David Le Breton, qui a notamment publié Disparaître de soi, une tentation contemporaine (Métailié, 2015).

Selon le dictionnaire Larousse, la fatigue est un état physiologique consécutif à un effort prolongé, physique ou intellectuel, se traduisant par une difficulté à continuer ce travail. Comment la définiriez-vous ?

Georges Vigarello Sur un sujet aussi difficile à cerner et à objectiver à travers les âges, j’ai choisi pour mon livre une limite : la fatigue suppose une dépense préalable, laquelle entraîne une difficulté, voire une impuissance. Il ne s’agit donc pas de la fatigue du cancéreux, par exemple.

David Le Breton Je me place dans la continuité de cette définition. La fatigue ne relève pas d’un seuil biologique. C’est un sentiment lié à un contexte particulier dans lequel un individu va projeter des significations et des valeurs qui l’amènent à se sentir épuisé de vivre ou au contraire extrêmement heureux. J’en distingue deux types : celle imposée, comme dans un contexte de management extrêmement brutal pouvant aboutir à un burn-out ou à une lassitude de vivre. Et la fatigue choisie, qui a émergé dans les années 1980, avec le sport extrême, l’aventure, la randonnée. Celle-ci peut amener à un épuisement physique, mais jubilatoire. Certains d’ailleurs, sommés dans leur environnement social ou professionnel de faire sans cesse leurs preuves, cherchent dans cette relation frontale avec le monde une voie radicale d’expérimentation de leurs ressources d’endurance.

Depuis quand utilise-t-on ce terme dans la vie quotidienne ?

G. V. Le mot latin – « fatigo, fatigare » – est né dans l’univers romain. Au cours des siècles, même si le mot n’émerge pas de manière systématique, sa signification peut être en arrière-plan. Au Moyen Age, par exemple, sur la question des heures de travail, lorsque des maîtres demandent de travailler après le coucher du soleil, la fatigue n’est pas évoquée, mais elle est implicite chez ceux qui résistent. Ceux-ci pourront d’ailleurs aller jusqu’à tuer celui qui exige d’eux cette obligation.

Au XVe siècle, le mot peut basculer vers des terrains plus « psychologiques ». Après l’écriture, en 1405, de La Cité des dames, Christine de Pisan [poétesse et philosophe, considérée comme la première femme de lettres en langue française, 1364-vers 1430], dit « son corps fatigué par un ouvrage si long… ». Un travail pourtant tout intellectuel. La « fatigue d’esprit » s’impose plus clairement au XVIIe siècle, reprise dans le Dictionnaire universel, d’Antoine Furetière [homme d’Eglise et lexicographe, 1619-1688] en 1691.

D. L. B. L’expression a déjà, à cette époque, sa polysémie. Descartes [1596-1650], dans sa correspondance en 1643 avec Elisabeth [princesse de Bohême en exil], lui conseille la chasse, la marche, les activités du jeu de paume… Il est conscient des différentes modalités de fatigue, plaidant pour ce que j’appellerais aujourd’hui une « bonne » fatigue.

G. V. L’histoire montre bien comment des fatigues qui n’existaient pas, ou n’étaient pas perçues, naissent. A partir du XVIIIᵉ siècle, des personnes de franges sociales privilégiées, telle Mme du Deffand [1696-1780], se lèvent et affirment être « fatiguées » sans avoir véritablement dépensé d’efforts. Une « écoute de soi » inédite s’est imposée.

Siècle après siècle, le mot « fatigue » devient d’un usage courant. Quand apparaît le lien entre la fatigue et l’environnement, telle l’urbanisation croissante ou le bruit ?

G. V. Avec les changements urbains et sociaux, les ruptures les plus diverses suggèrent de nouvelles fatigues, qu’elles soient ou non directement exprimées. Une rupture marquante tient à l’apparition de la ville classique. L’homme de lettres Nicolas Boileau [1636-1711] le montre dans ses Satires, en 1666. Dans cette ville, démographiquement transformée, intégrant des notables vivant auparavant autour du château du seigneur, le bruit des cochers, des chevaux, les « agitations » et autres cris sont critiqués. De telles remarques s’accentuent au fur et à mesure que l’urbanisation devient tentaculaire.

La ville industrielle, au milieu du XIXe siècle, devient « épreuve », accentuant encombrements, bruits, miasmes ou fumées. D’où le phénomène Haussmann, facilitant les flux [vaste plan de rénovation imaginé par Georges Eugène Haussmann, préfet de la Seine, 1809-1891], bouleversant Paris. S’ajoute, à la fin du siècle, un intense sentiment d’accélération : télégraphe, presse quotidienne, lumières, tramways. Un mot accompagne un tel « débordement » : le surmenage, suggérant un type précis de fatigue nerveuse, ce sentiment de ne plus pouvoir suivre, et l’exaspération de Zola [1840-1902] : « Il serait si bon de ne pas porter dans le crâne tout le tapage du siècle. »

D. L. B. Le philosophe et sociologue Georg Simmel [1858-1918], sur le Berlin du début du XXᵉ siècle, parle de cette nervosité et de cette tension extrême que provoque la ville. Bruit, promiscuité avec des gens dans les transports en commun… c’est l’émergence d’un sentiment d’épuisement où il faut donner de soi pour tenir le coup.

Cette urbanisation grandissante a d’ailleurs donné naissance à ce que j’appelle une humanité assise, passant une grande partie de sa vie derrière le volant d’une voiture, derrière un écran et, le soir, éventuellement, devant la télévision. Cela renvoie à ce que beaucoup appellent la fatigue nerveuse. Quand on a été coincé dans un embouteillage pendant une heure, même sans aucun effort physique, on est épuisé moralement.

Dans les publications scientifiques, le terme « fatigue » apparaît pour la première fois le 1er janvier 1843 (« The Edinburgh Medical and Surgical Journal », dans un article intitulé « Effets néfastes des efforts intenses et de la fatigue sur la santé des Européens en Inde ») et son usage est rare jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale. Puis il connaît une croissance exponentielle, en hausse de 50 % sur les trois dernières années. Comment l’analysez-vous ?

G. V. Cette courbe objective clairement la présence croissante de ce mot dans un contexte scientifique. On peut imaginer un lien avec la montée de l’écoute de soi, un processus de psychologisation dans nos sociétés. L’usage du terme « émotion » suit d’ailleurs une même tendance exponentielle.

D. L. B. A la fin de la seconde guerre mondiale émerge un sentiment nouveau, une individualisation du lien social, qui devient de plus en plus insistant au fil des décennies, pour éclater dans les années 1990. Plus on avance dans le temps et plus le souci de la fatigue est présent.

Les années 1990 sont le moment où se perdent les grands récits et le sentiment que le monde est propice au progrès. C’est la fin des cultures de classe, des cultures régionales. Dans un certain nombre de milieux sociaux, c’est aussi une perte d’espoir que la situation va s’améliorer. C’est le commencement d’une sérieuse crise des monothéismes dans nos sociétés, particulièrement du christianisme. On est de moins en moins soutenu par le lien social, par la relation aux autres. On devient de plus en plus seul.

Et en même temps émerge en effet un individualisme hédoniste, un narcissisme du lien social qui induit une extrême attention à soi. D’ailleurs, celle-ci ne cesse de s’accentuer du fait notamment de l’apparition de nouvelles technologies comme le smartphone, qui enferme chacun en soi.

Quand la fatigue liée au monde du travail commence-t-elle à être étudiée ?

G. V. Le phénomène majeur est, au XIXe siècle, celui du travail industriel, le paupérisme qu’il entraîne, ses vulnérabilités, autant que la nécessité de rationaliser les rendements. La fatigue ouvrière devient objet d’étude, comme possible objet de dénonciation. D’où la loi limitant le travail des enfants en 1841. D’où aussi des recherches variées sur les dépenses physiques, dont celles du physiologiste Angelo Mosso [1846-1910], les régimes et l’organisation des ateliers.

Avec son « ergographe », Mosso essaye d’objectiver la façon dont des individus éprouvent de la fatigue et ne peuvent plus contracter leurs doigts après avoir fait le même geste des centaines de fois. Ce médecin et biologiste, qui va également commencer à se poser des questions concernant le monde du travail sous l’angle de la psychologie, est persuadé de créer ce qu’il appelle les lois de l’épuisement [Ses travaux, réunis dans un livre, La Fatica, seront publiés en 1891 et présentés dans la foulée lors du premier Congrès international des physiologistes à Bâle, en Suisse].

D. L. B. A la fin des années 1920, Elton Mayo [psychologue et sociologue australien, 1880-1949] observe le fonctionnement d’une équipe de femmes qui produisent des composants téléphoniques chez Western Electric dans le Massachusetts. Il compte le nombre d’objets produits par jour en changeant les contextes de production. Sans évoquer véritablement le mot de « fatigue », il fait le lien entre baisse ou augmentation de rendement et difficultés psychologiques dans les équipes. Mais quand l’expérience s’arrête, les femmes retrouvent la production originelle. En d’autres termes, la reconnaissance de l’équipe de Mayo valorise ces femmes, qui ne comptent plus leurs efforts et ne sentent plus la fatigue. De nouveau livrées à elles-mêmes par le retour aux conditions initiales, elles perdent le goût de leur travail et, bien entendu, leur sentiment de fatigue s’accroît.

Quand commence-t-on à s’intéresser à la fatigue liée à l’afflux d’informations que nous recevons ?

G. V. Dès 1969, cet aspect va être étudié dans le monde de l’entreprise par le médecin Etienne Grandjean. Dans son traité d’ergonomie, il se penche sur un travailleur devant un écran pour analyser non plus seulement une « bonne » position physiologique à tenir, mais la manière de gérer au mieux ce flux d’informations qui surgit. C’est nouveau et cela s’appelle la fatigue informationnelle.

D. L. B. Maintenant, le flux informationnel massif reçu par chacun est d’une certaine façon un symptôme causé par le numérique et la possession d’un smartphone. En cheminant en ville, mais aussi dans les transports en commun ou les trains, on ne rencontre plus personne hormis des silhouettes les yeux plongés sur leurs portables, dévorées en quelque sorte par cet objet, un monde sans visage. Le silence qui renvoie à l’intériorité et qui était un paravent contre la fatigue informationnelle n’a plus sa place parce que le téléphone sonne, un message vient, on cherche immédiatement une information, etc. Cette communication, qui n’est pas une conversation, est épuisante, car elle exige une disponibilité permanente. Cela épuise aussi les ressources d’attention que les individus ont à donner aux autres.

Autre fatigue et lassitude que l’on note également, celle de ceux qui ont le sentiment que le monde va à une vitesse fulgurante et qui ont du mal à suivre. Ils ont l’impression de devoir aller de plus en plus vite pour rester sur place.

C’est dans ce contexte qu’est arrivée la pandémie de Covid-19. L’OMS a donné aux Etats des pistes pour réinsuffler de la vigueur au public. Des injonctions collectives de la sorte ont-elles déjà existé ?

G. V. Il n’y a pas d’équivalent dans l’histoire à cette échelle. Mais, historiquement, on peut retrouver des injonctions locales. A la fin du XVIIIe siècle, le naturaliste Buffon déclare, pour parler de la perte de tonus générale : « La brebis domestiquée n’a plus de rapport avec le bufflon. » Le médecin suisse Jacques Ballexserd [1726-1774], très influencé par Jean-Jacques Rousseau [1712-1778], explique, dans La Dissertation sur l’éducation physique des enfants, que nous n’avons plus la morphologie des anciens et qu’il faudrait installer les enfants dans des amphithéâtres, au bord de la Seine, pour qu’ils puissent, en trempant leurs pieds dans l’eau froide, retrouver l’énergie perdue.

Dans la deuxième moitié du XIXᵉ siècle apparaît également une inquiétude collective : que nos esprits deviennent plus faibles alors qu’apparaissent crimes, cas de folie et problèmes psychologiques. Le Second Empire impose l’éducation physique pour tous les élèves afin, notamment, que l’accélération de la circulation sanguine oxygène parfaitement le cerveau. Cette politique est défendue, par exemple, par le médecin Fernand Lagrange [1845-1909] dans son ouvrage Physiologie des exercices du corps.

Comment comprenez-vous cette fatigue de la période du Covid-19 et celle qui semble perdurer pour certains depuis ?

G. V. Avec le confinement sont apparus trois types d’obstacles : nous ne pouvions ni nous promener comme avant, ni nous projeter dans le temps, ni même voir les personnes de notre choix. Or, l’espace, le temps et la relation construisent notre propre existence. Paradoxe, ce syndrome d’empêchement devient un vecteur de fatigue.

D. L. B. Un sentiment très ambivalent a également surgi. La libre jouissance de soi a disparu, et bien sûr cela a rendu désirables les interdits. Pour autant, certains contemporains ont découvert finalement une sorte d’oisiveté heureuse. Pendant des semaines, ils ont été libres de leur emploi du temps et ils se sont dit : « Avant, je n’en pouvais plus, j’étais épuisé à l’usine, derrière mon bureau, dans l’entreprise, mon boulot n’était pas vraiment celui que j’aimais, etc. » Cette prise de conscience marque un retour de souveraineté qui suscite, dans la période post-Covid, un sentiment de frustration.

Quelles traces plus profondes le confinement a-t-il laissées selon vous ?

D. L. B. Le vide a été une sorte de révélateur chimique qui a accentué la valeur que chaque individu attribue à son existence. Ce sentiment généralisé de fatigue, d’épuisement, de lassitude actuel est une profonde crise du goût de vivre. A travers cette expression que certains sondages appellent perte de la motivation, mais je n’aime pas ce terme, c’est l’attachement à l’existence qui est en jeu.

G. V. Il faut expliquer ces effets de l’empêchement : ils accompagnent l’individualisme, le sentiment accru d’autonomie, comme le refus accru de toute domination. Ce problème se voit à travers l’usage croissant d’un certain nombre d’expressions, tel le harcèlement moral, professionnel ou pédagogique. Cela renvoie à une profonde insatisfaction. Ce n’est pas forcément une fatigue physique, mais de nouveaux types de fatigue apparaissent, hors de la définition initiale.

D. L. B. Des personnes n’ont plus envie de travailler ou travaillent uniquement dans un cadre précis. « Cinq heures, c’est cinq heures, même s’il y a des gens dans ma salle d’attente, je m’en vais. » Certaines démissionnent d’un travail qui leur est assuré parce qu’elles veulent retrouver du goût de vivre, de la liberté de mouvement. Georges Vigarello évoque la détestation de la domination de l’autre, on pourrait le formuler autrement en parlant de crise de l’autorité. L’autorité est contestée partout, dans les décisions politiques, réglementaires, sanitaires, éducatives…

Les repères de sens ont du mal à s’accrocher pour convaincre certaines personnes que leur existence vaut la peine, car elles ont le sentiment que le monde leur échappe… Cela d’autant plus que l’horizon semble barré : écologiquement, nous subissons au quotidien des épisodes inouïs, de chaleur, de pluie… Au niveau politique, on peut être extrêmement inquiet de la montée mondiale des partis extrêmes. Au niveau géopolitique, le monde entre à nouveau dans l’inquiétude après l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, ce qui donne aussi des idées à d’autres puissances.

David Le Breton, vos écrits prônent cependant depuis longtemps des stratégies de résistance…

D. L. B. Face au sentiment de s’épuiser, il ne faut en effet pas être dans le fatalisme. D’innombrables formes de résistance émergent, politiques, sociales. J’ai beaucoup travaillé sur la marche, qui concerne désormais des centaines de millions de gens à travers le monde. Ces hommes ou femmes vont au-devant d’une fatigue délibérée et prennent le contrôle de leur vie à raison de 4 ou 5 kilomètres par heure. C’est l’éloge de la lenteur, la lenteur choisie. Mais la marche n’est pas l’unique solution, regardez aussi le boom extraordinaire du jardinage, l’essor du cyclotourisme, qui réunit des familles et favorise les échanges. Toutes ces solutions sont des passions ordinaires où l’on retrouve la fatigue heureuse d’un effort consenti, voulu, qui donne le sentiment d’être vivant.

Depuis 2017, l’OMS s’est fixé comme objectif d’enrichir ses indicateurs de santé en ajoutant à la mortalité et à la morbidité le concept, plus qualitatif, de fonctionnement humain. Qu’en pensez-vous ?

G. V. L’objectif que se donne l’OMS est extrêmement intéressant. Mais regardez ce qu’il s’est passé au Conseil d’orientation des retraites en 2006. Ses membres, pour définir la pénibilité du travail, s’étaient arrêtés sur trois critères : les contraintes physiques ou psychiques (posture, gestes, conflits individuels) ; l’environnement agressif (milieu hostile, produits dangereux) et les rythmes de travail. Lorsque le décret est sorti en mars 2011, le versant psychique des critères avait malheureusement disparu. La raison de ce recul, selon moi, est venue de l’immense difficulté d’objectiver ce type de critère.

L’effort de l’OMS est extrêmement louable, mais il renvoie de la même façon à l’immense difficulté de mesurer des critères qualitatifs. Cela étant dit, cela n’enlève pas la nécessité de cet objectif.

D. L. B. Cette idée de fonctionnement humain réintroduit la question du sens, du rapport de l’individu au monde. C’est une notion évidemment difficile à définir, car profondément subjective, mais c’est une façon de sortir d’une définition centrée sur le médical et le biologique. Par cet objectif, l’OMS passe de critères presque complètement organiques à un ressenti intime. Si un patient dit « j’ai horriblement mal », le médecin ne peut plus dire « mais il n’y a rien ». C’est une subjectivation du rapport à la fatigue.

Comment définiriez-vous notre époque ?

D. L. B. Nous vivons une crise anthropologique. Pendant le confinement, des milliards de nos contemporains ont découvert que leur vie pouvait être autre chose, ce qui était absolument impensable avant, car l’univers du travail était irrévocable, de même le sentiment que le monde ne pouvait être différent. Soudain, chacun a eu un temps infini à soi, pour soi. Retrouvailles inouïes avec ses enfants, sa famille, même éloignée. Ce moment a permis de restaurer un certain nombre de valeurs. Mon espoir était d’ailleurs qu’on reprenne conscience de la précarité de nos existences et que les effets soient à long terme pour rappeler que la liberté de circulation est un privilège, et vivre une chance que l’on ne doit jamais oublier.

G. V. L’espoir était aussi que soient pris en compte de manière nouvelle les gens obscurs qui ont joué un rôle fondamental à ce moment-là : donner plus de place aux « muets », pourtant décisifs. Cela n’a malheureusement pas été le cas.

D. L. B. Oui, la société a retrouvé son axe antérieur. L’oubli a fait son œuvre. C’est une leçon d’anthropologie, finalement.


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