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Société,, jeudi 31 août 2023 – 05:50 UTC +0200 4186 mots
Franck Johannès Depuis la campagne de la Sarthe, il bataille depuis 2005 contre l’agrobusiness et la puissante Mutualité sociale agricole. Son histoire raconte l’avenir sombre des petits paysans qui refusent le modèle des gros agriculteurs.
Il a tout perdu : veaux, vaches, cochons, couvées, mais aussi ses terres, ses tracteurs, sa voiture, ses meubles, ses fusils et son lit. Jean–Pierre Lambert, tout juste sorti de trois semaines de prison, a découvert, hébété, sa maison vide, froide et déserte, après une rude bataille perdue contre la Mutualité sociale agricole (MSA), qui lui réclamait des sommes colossales de cotisations non payées. Il est assis, avec sa grande barbe blanche, dans la vieille cuisine de sa maison perdue dans la campagne de la Sarthe, devant des piles de dossiers entassées sur la toile cirée. Des courriers qu’il n’a pas ouverts pendant des années, sûr de son bon droit et avec l’orgueil du paysan à qui on ne dit pas ce qu’il a à faire. Mais il est, à 66 ans, totalement ruiné, écrasé par « un système » qu’il a toujours combattu et qui a eu le dernier mot.
Jean–Pierre Lambert est né dans la ferme de ses parents, à 2 kilomètres de sa maison, sur les hauteurs de Courdemanche, un village calme et assoupi de 600 habitants. Le père avait une belle ferme, une cinquantaine d’hectares, un solide troupeau de vaches normandes, et c’était un pionnier de l’agriculture biologique – pas de fertilisants artificiels, pas de pesticides chimiques. La mère ne l’a pas bien vécu ; elle se sentait rejetée par le voisinage, qui ne comprenait pas bien pourquoi ils ne faisaient pas comme tout le monde.
Le petit Jean–Pierre est le seul des cinq enfants qui rêve de la terre et ne veut pas faire comme tout le monde. Il s’installe, à 23 ans, 20 kilomètres plus loin, en s’endettant jusqu’aux os. Mauvaise affaire. Les bâtiments de la ferme menacent ruine, il loue des terres qui se révèlent sableuses, bien pauvres et malheureusement plein nord : « Pour les mêmes investissements qu’ici, il y avait 30 % ou 40 % de récolte en moins », estime Jean–Pierre Lambert. Avec ses 40 vaches, en 1985, au bout de cinq ans, il jette l’éponge.
Son père lui laisse une petite maison familiale, la Simonerie, où il vit toujours : ce n’est pas vraiment une ferme, juste une vieille bâtisse. Il achète un hangar, le démonte, le transporte, en fait une grange et exploite peu à peu 35 hectares, en biodynamie, c’est–à-dire un cran plus loin que l’agriculture biologique. « Pour nous, la ferme, c’est un organisme. Plus il est indépendant, plus il est fort, explique le paysan. J’avais 75 % des terres en prairie, le reste, c’étaient des céréales, des betteraves, des citrouilles – pas de maïs. Et ça produisait très bien. Avec les prairies, la fertilité s’accroît, ça permet de faire du blé de vente et une deuxième céréale pour les animaux. » Sans achats de semences, d’engrais ou de pesticides.
« Je les ai envoyés paître »
Il vend son lait bio et sa viande, découpée et conditionnée en abattoir ; ses veaux n’ont jamais bu de lait en poudre, ses vaches jamais ruminé de maïs ou de soja. « C’est quelque part un précurseur, apprécie Jean-Claude Olivier, l’un des fondateurs de la Confédération paysanne. Quelqu’un, sur le plan technique, de très novateur. Il a repensé dans sa ferme le séchage du foin par ventilation », inspiré de ce qui se faisait en montagne, et construit son étable sur un modèle nouveau.
« Quand je me suis installé, on m’a demandé si je voulais prendre une place, assure Jean–Pierre Lambert, si je voulais entrer à Groupama, à la MSA, au Crédit agricole, toutes ces structures où siège la FNSEA. C’est comme ça que ça fonctionne. Je les ai envoyés paître. » La puissante Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles est effectivement omniprésente dans les politiques publiques de l’agriculture. « C’est un peu le passeport pour s’installer. Comme je n’étais pas dans la bonne case, c’était pas facile. »
Il est même dans la case d’en face, milite dans une dizaine d’associations, est responsable départemental, bientôt régional, puis national, du Groupement des agriculteurs bio, adhère à la Confédération paysanne en 1998 et en devient administrateur, bataille contre l’agriculture productiviste, siège face à la FNSEA – la Confédération, toujours minoritaire, perd à chaque fois.
Mais les prix agricoles restent bas alors que les charges grimpent. « On était obligés d’augmenter la production de 5 % à 10 % chaque année pour maintenir le même revenu, constate le paysan. C’est sans fin ; les fermes de 60 hectares il y a quarante ans font 400 ou 500 hectares aujourd’hui. » Il fallait grandir ou arrêter. Jean–Pierre Lambert arrête la vente de lait, demande des primes à la vache allaitante, qu’on lui refuse. « Parce que je n’étais pas prioritaire, il paraît. On n’est pas prioritaire quand on nie l’existence de certaines structures qui touchent à l’agriculture, toute cette mafia. Officiellement, c’est le préfet qui accorde les primes. Mais, pour ne pas froisser la profession, c’est le syndicat majoritaire. Ce n’est pas la FNSEA qui m’a empêché d’avoir les primes. Mais, si j’avais été adhérent, ça aurait réglé beaucoup de choses… » Sans les primes, les éleveurs vont dans le mur. « En système bovin-viande, assure Lambert, les primes européennes représentent de 100 % à 250 % du revenu. Celui qui n’a pas de primes, il est déjà à moins quelque chose. »
C’est le tournant. Une fois qu’il a compris, en 2005, qu’il n’aurait pas les primes que touchent ses voisins, Jan-Pierre Lambert se bute, se renferme sur sa ferme, ne paie plus ses impôts ni ses cotisations à la MSA, n’ouvre plus son courrier, soigne son troupeau, mais refuse de faire la prophylaxie obligatoire, ne déclare plus les naissances de ses veaux et vit plus que jamais en autarcie. Seul, sur ses terres et dans les bois. « Jean–Pierre a un caractère particulier, convient Jean-Claude Olivier. Il s’est organisé beaucoup de problèmes autour de lui. Il s’est renfermé, c’est ça, son problème, je dirais. »
« Calculs arbitraires »
A la fin de l’année suivante, il décroche un emploi salarié dans une pépinière : il faut reboiser la dernière tranche de l’autoroute A28, il devient responsable de 55 000 arbustes d’une vingtaine d’essences, il est ravi et adore son travail. Ainsi, en janvier 2007, Jean–Pierre Lambert écrit à la MSA qu’il n’est plus agriculteur, d’ailleurs il cotise déjà, en tant que salarié, au régime général. Il a certes des terres et des vaches, mais il ne vend plus ni lait, ni viande, ni céréales et n’entretient qu’« un cheptel de loisir », un troupeau d’agrément…
La MSA ne l’entend évidemment pas de cette oreille et, faute de déclaration de revenu, lui fixe un montant de cotisation forfaitaire de 7 000 à 10 000 euros par an, qu’il ignore superbement. D’ailleurs, il n’ouvre pas son courrier – « Je ne lis pas la publicité », dit-il avec orgueil. « La MSA regarde tout ce qui peut s’apparenter à une activité agricole, explique son avocat, Mᵉ François Rouxel. Et affilie les gens d’office. Et si la personne ne déclare pas ses revenus à la MSA – c’est ce qui se passe puisque les gens se disent : “Je ne suis pas agriculteur, donc je n’ai pas à déclarer mes revenus” –, la Mutualité procède à des calculs d’office du chiffre d’affaires, de manière tout à fait arbitraire. »
Il ne se passe pourtant rien pendant des années. Jean–Pierre Lambert a quitté la pépinière, la tête du nouveau patron ne lui revenait pas, et travaille chez des particuliers, avec des chèques emploi-service. Il élague les arbres, tond les pelouses, répare les barrières et gagne avec satisfaction en moyenne 800 euros les bons mois.
Mais le 21 septembre 2021, la MSA l’assigne en redressement judiciaire, lui réclame 107 693 euros, en comptant les majorations de retard depuis 2007. Le tribunal du Mans doit bien constater, le 14 octobre, l’état de cessation de paiements, et ouvre une procédure de liquidation judiciaire. Lui soutient l’année suivante devant la juge-commissaire qu’il ne tire aucun revenu de son activité agricole, qu’il cotise au régime général depuis 2006 et que, par ailleurs, en vertu d’une directive européenne, il peut s’assurer où il veut, pas nécessairement à la MSA.
Ce dernier argument ne tient pas : la libre concurrence en matière d’assurance n’est pas applicable en France, parce que les régimes de sécurité sociale sont fondés sur le principe de la solidarité nationale. La Cour de cassation l’a rappelé en février 2015 : l’affiliation à la MSA est obligatoire pour le monde agricole, et le débat est clos. Mais Lambert ne veut pas en démordre.
Le 28 avril 2022, trois gendarmes en gilet pare-balles arrivent à la ferme vers 8 heures et lui disent poliment : « M’sieur Lambert, on vient saisir vos armes. » Jean–Pierre Lambert est chasseur, il en a des armes : quatorze. Que des armes de chasse, et toutes déclarées. Il leur répond, le visage fermé : « J’emmène mes enfants à l’école, on verra après. » Il en a quatre, dont deux adolescents. Et il s’en va. Il prévient l’un de ses amis qu’il ne pourra sans doute pas aller chercher les petits après l’école, donne son téléphone à l’un de ses fils pour ne pas être géolocalisé, et part tranquillement chercher des barrières avec un copain, comme c’était prévu.
Ils étaient en train de charger les barrières quand est arrivé l’hélicoptère de la gendarmerie – c’est le téléphone du copain qui avait été localisé. En sont descendus un lieutenant-colonel, un capitaine, un psychologue, qu’il a bien fallu suivre. De retour à la ferme, il y avait un monde fou. Des gendarmes, des vétérinaires et un gros camion qui était en train de charger les bestiaux. Soixante-deux bovins, une vingtaine de moutons et quelques porcs. Sa compagne, vite rappelée de la banque où elle travaille, avait déjà donné les fusils. « J’avais la rage, dit Jean–Pierre Lambert, la gorge serrée. Les animaux étaient dans l’étable. Si j’avais su, je les aurais lâchés dans les prairies, ils ne les auraient jamais attrapés. » Le camion a tout embarqué, sauf un gros cochon qui a fait de la résistance.
« Vous m’emmerdez »
Le paysan a été conduit à la gendarmerie du Grand-Lucé, où il a dû détailler l’origine des armes. Il est rentré le soir, dans sa ferme désormais silencieuse, et a fait aussitôt un recours contre la MSA. Bien tard. Le juge l’a invité quelques jours après à se tourner vers le tribunal compétent, le pôle social du tribunal du Mans – l’ancien tribunal des affaires de sécurité sociale, puisqu’il s’agissait de la MSA. Jean–Pierre Lambert l’a saisi le 31 mai, l’audience a été renvoyée au 30 novembre 2022.
Un commissaire-priseur est passé en septembre faire un inventaire, Jean–Pierre Lambert était tranquille : l’audience était prévue deux mois plus tard. Mais, le 29 septembre, le commissaire-priseur le prévient que la saisie aurait lieu le lendemain. « Il était 12 h 45 quand je l’ai eu au téléphone, se souvient le paysan. Je lui ai dit : “Ça fait quarante-trois ans que vous m’emmerdez, si à trois heures moins le quart, je n’ai pas 86 milliards d’euros, je fous le feu à la ferme.” » Le malheureux commissaire n’a pas vraiment compris le calcul. Jean–Pierre Lambert était agriculteur depuis quarante-trois ans, 86 milliards, c’est deux fois 43, il a réclamé 1 milliard par année de labeur et 1 milliard de dommages et intérêts, « parce que l’Etat est complice, moi, ils m’ont tout pris, toutes ces structures qui broient les gens ».
A l’heure dite, les gendarmes étaient là et lui ont dit : « Ne faites pas ça, m’sieur Lambert. » Il était assis dans sa grange, sous un tracteur, et a mis le feu à une botte de paille avant de monter dans la cellule à foin. Les gendarmes, avec un extincteur, ont pu éteindre le premier feu, mais pas le second, quand 35 tonnes de paille se sont embrasées d’un coup. Jean–Pierre Lambert s’est enfui en courant dans les prairies, mais il n’est plus tout jeune et a un cancer du côlon qui lui coupe vite le souffle, les gendarmes l’ont rattrapé et collé en garde à vue.
Personne n’a trop compris. La grange qu’il avait lui-même remontée près de la maison, son vieux tracteur… Un geste de colère, un moment de folie ? Les gendarmes notent que « c’était pour lui la seule solution envisageable, notamment en raison du désespoir qu’il ressent ». « J’étais très décidé, conclut aujourd’hui Jean–Pierre Lambert. Ils avaient pris mes vaches pour rien, ça n’avait pas de sens. Pendant la guerre, on a bien fait sauter des ponts pour ralentir la progression des Allemands, c’était un peu l’idée. Je n’arrive pas à regretter. J’en avais marre. Je n’aurais pas été brûler quelque chose qui ne m’appartenait pas, quand même. »
Mais la grange ne lui appartenait plus. En liquidation judiciaire, les biens appartiennent au mandataire, lui en a seulement la garde. Et il a alourdi sa dette de 13 810 euros. C’est peu : la mandataire judiciaire, Mᵉ Pascaline Goubard, s’est contentée du prix d’un vieux tracteur carbonisé, la situation était déjà assez compliquée comme ça. Après une nuit de garde à vue, Jean–Pierre Lambert comparaît devant un substitut du procureur du Mans, fait valoir son droit au silence et est présenté à un juge de la liberté et de la détention. « Je suis déterminé à ce que justice soit faite, dit Lambert. J’ai été mis en liquidation judiciaire par la MSA alors que je ne leur dois rien au regard de la loi européenne. » Son avocate commise d’office tente d’expliquer qu’une détention provisoire serait disproportionnée, qu’il n’a pas de casier, qu’il suffit de le convoquer… « Mais le juge m’a fait la morale et m’a dit qu’il valait mieux me garder à l’ombre le temps que je me calme, dit le prévenu. En fait, j’étais calme. Mais déterminé. »
« Ça faisait mal au cœur »
C’était un vendredi. Jean–Pierre Lambert a été jugé en comparution immédiate, après un week-end à la maison d’arrêt du Mans, le lundi suivant, le 3 octobre 2022. Il risquait gros. La « destruction du bien d’autrui par un moyen dangereux pour les personnes » est punie de dix ans de prison et de 150 000 euros d’amende. « J’ai dit : “Soit je suis coupable, et vous me mettez en prison, soit je suis innocent, et je pars tout de suite”, a dit Lambert. Moi, je voulais qu’on m’indemnise, j’ai envoyé péter tout le monde. » Il demande, bien à tort, un délai pour préparer sa défense. Et retourne en prison. « Même les gars qui m’emmenaient étaient consternés, reconnaît Lambert. Ils m’ont dit : “Vous avez tout fait pour aller au trou.” »
Il est jugé quinze jours plus tard, le délai minimal, le 19 octobre. « Le tribunal a été extrêmement sensible à sa situation, explique Marie-Caroline Martineau, l’avocate de la mandataire judiciaire, il était dans une telle souffrance. La première fois, il était très en colère, fermé, il en voulait à la terre entière. La seconde fois, il était abattu, ce n’est évidemment pas un délinquant. Sincèrement, ça faisait mal au cœur. » Les juges requalifient les faits, il est condamné cette fois pour « détournement par le saisi d’objet confié à sa garde » et ne risque plus que trois ans de prison au lieu de dix. Il écope finalement de trois mois avec sursis.
L’une de ses filles, son aînée, était là. « C’était psychologiquement assez dur, reconnaît le condamné. Assez poignant, quoi. J’ai pas dit grand-chose. » Il retourne à la prison chercher son billet de sortie, sa compagne lui dit : « Jean–Pierre, quand tu vas arriver à la maison, il y aura du changement. »
C’est vrai. De retour chez lui, la maison est vide. Son amie a pris peur, les meubles étaient à elle, elle redoutait qu’on les saisisse, elle est partie avec et s’est installée dans un village un peu plus loin. Un copain charitable lui a prêté un lit et un petit réfrigérateur, il a déniché un meuble pour ranger la vaisselle. Dehors, l’herbe est haute, la grange n’est plus qu’un amas de tôles noircies et de pneus brûlés, il ne lui reste dans la bouche qu’un goût de cendre. Jean–Pierre Lambert se demande bien comment il va faire pour aller ramasser son bois pour l’hiver.
Pendant ce temps, la mandataire judiciaire a pris les choses en main. « Mon rôle, c’est un peu comme celui d’un notaire quand une personne décède, explique Mᵉ Goubard, c’est faire un état de son patrimoine, actif et passif. Je représente les créanciers, mais, pour qu’ils soient le mieux payés possible, il faut que la masse des créances soit la plus petite possible. » Le troupeau est liquidé en juillet 2022. Un voisin propose de racheter le cheptel à la valeur fixée par un expert et de le garder six mois dans un champ, sans le mêler à ses propres vaches, parce que celles de Jean–Pierre Lambert ne sont pas administrativement à jour, le temps que les services de la préfecture régularisent le troupeau. La préfecture refuse et entend envoyer les bêtes à l’équarrissage. Mᵉ Goubard obtient in extremis qu’elles soient abattues pour l’alimentation : 62 bovins et 20 moutons sont achetés par un marchand de bestiaux pour une bouchée de pain, ou une boulette de viande, 9 000 euros. Les porcs sont euthanasiés.
« Les relations avec lui ne sont pas faciles »
Les terres, un peu plus de 12 hectares, sont vendues le 14 octobre 2022 à un couple de voisins qui aimaient bien leur voisin paysan et tenaient à ce que leur joli moulin soit entouré de prairies sans engrais ni pesticides. Le matériel agricole, bien fatigué, est vendu aux enchères le 17 octobre pour un peu plus de 25 000 euros : le total des recettes représente 71 289,65 euros, note scrupuleusement Mᵉ Goubard. Les dépenses engagées (honoraires, experts, notaire) 36 047,52 euros. Le solde d’une vie de travail, quarante ans de labeur, se monte ainsi à 35 242 euros et 13 centimes.
La MSA, le principal créancier, et de loin, n’entend pas en rester là. L’audience du pôle social du Mans se tient en mars 2023. On a oublié de prévenir Jean–Pierre Lambert, ou il a raté la convocation, mais son avocat, Mᵉ François Rouxel, est là, Mᵉ Martineau, l’avocate du mandataire judiciaire, aussi. La MSA, qui réclamait un total de 107 693 euros au moment de la liquidation, ne justifie plus cette fois que 76 262,11 euros de cotisations impayées et majorées, pour les années 2007 à 2021. Mais la Mutualité, à qui il arrive aussi d’être négligente, a laissé passer les délais sur nombre de cotisations non payées : sur neuf « contraintes » – des sommations à payer qui ont valeur de jugement –, quatre sont prescrites.
La dette de Jean–Pierre Lambert se voit ainsi divisée par deux, il ne doit plus que 30 367 euros à la MSA pour les années 2007 à 2017, mais lui doit encore les cotisations de 2018 à 2020, insiste le tribunal le 3 mai, soit, au total, 65 091,28 euros. La MSA le prend avec humeur et fait aussitôt appel. « La décision était pourtant équilibrée, s’étonne Mᵉ Martineau. Comment on peut laisser quelqu’un s’enfoncer dans les dettes pendant tant d’années ? M. Lambert a des torts, mais la MSA a laissé les choses s’envenimer, ils l’ont laissé se planter. Il faudrait peut-être que la MSA se remette un peu en question. »
La directrice de la MSA Mayenne-Orne-Sarthe, en dépit de plusieurs relances, ne souhaite pas s’étendre sur la question et est « au regret » de ne pouvoir commenter « les renseignements confidentiels relatifs à un assuré social ». Le cas de Jean–Pierre Lambert n’est malheureusement pas rare, et les paysans qui laissent filer les dettes de la MSA en espérant qu’on les oublie sont légion, les mandataires judiciaires en voient toute l’année. Sans cotisations, pas de retraite et pas de garanties de santé.
Jean–Pierre Lambert est trop fier pour réclamer une allocation travailleur handicapé, mais son cancer le ronge doucement, et il a aujourd’hui 66 ans. « Les relations avec lui ne sont pas faciles, convient Mᵉ Goubard, la liquidatrice judiciaire. C’est quelqu’un qui ne communique pas beaucoup. Mais il a toujours été poli, agréable et respectueux, et c’est une belle personne. Souvent, chez les gens qui en veulent à la terre entière, il y a une vraie raison, une injustice au départ. » Pour Jean–Pierre Lambert, c’est clairement de n’avoir pas obtenu les primes à la vache allaitante. Quant au refus d’observer les multiples (et onéreuses) règles de prophylaxie du troupeau, « c’était une forme de désobéissance civile, assure le paysan, pour alerter sur le fait qu’ils ne faisaient rien pour respecter les aides publiques ».
« Si tout s’arrangeait… »
Il ne pouvait évidemment pas gagner. Et l’avenir est sombre pour les petits paysans qui refusent le modèle des gros agriculteurs. « Les gouvernements entendent éliminer les petits pour développer une agro-industrie, assure Jean-Claude Olivier. C’est une planification qui ne dit pas son nom. 90 % des paysans ont disparu depuis le début du siècle dernier. La chimie est majoritaire, et l’élaboration de la politique agricole, même à Bruxelles, se fait au sein de la FNSEA, c’est clair. »
En attendant le procès en appel, qui n’interviendra pas avant une bonne année, Jean–Pierre Lambert fait de petits travaux dans les jardins. Il a pris cet été son courage à deux mains et entassé sur la toile cirée de sa cuisine tous les papiers qui moisissaient paisiblement dans la pièce à côté. Il était temps : les souris avaient commencé à grignoter son passé. Mais il est désormais en mesure de prouver qu’il cotisait bien depuis 2007 au régime général ; cela ne l’exonérait certes pas de payer pour ses terres une petite cotisation à la MSA, mais certainement pas des sommes pareilles. Le seul espoir, c’est bien que la cour d’appel d’Angers, au vu de la reconstitution de sa carrière, réduise les prétentions de la MSA.
Avec un sacré risque : la Mutualité a une hypothèque sur sa maison. Si elle n’est pas satisfaite, elle pourra la saisir, ce qui n’est heureusement pas possible lors de la liquidation judiciaire. La maison est bien un peu ancienne, mais c’est la maison familiale, où viennent toutes les semaines ses deux plus petits. Jean–Pierre Lambert n’a pas l’habitude de se plaindre, et ne se voit pas du tout comme une victime, ou seulement d’une injustice ; mais il sait qu’il n’a guère à attendre de secours, encore moins de miracles. Les relations avec l’une de ses sœurs (et son neveu, lui aussi agriculteur) sont exécrables ; il y a des années qu’ils ne se parlent plus avec son frère aîné, maire d’une petite commune voisine ; la succession des biens paternels s’envenime et n’est en rien réglée.
Il enjambe à grands pas les hautes herbes qui ont mangé les alentours de la ferme. « Si tout s’arrangeait, je voudrais bien récupérer une partie de ces terres, rêve tout haut le paysan. Pas forcément pour en faire de l’agriculture. Là, ici, j’entretenais mais je ne récoltais pas, c’étaient des cultures à gibier. J’avais des œdicnèmes criards, des oiseaux migrateurs, qu’on va moins voir maintenant. »
Il y avait, un peu plus haut, une vaste prairie où broutaient paisiblement ses bêtes. Il y a désormais une immense terre sèche, où sont alignés jusqu’à l’horizon de minces plants de maïs, où les pesticides ont eu raison du moindre brin d’herbe. « C’est ça qui m’a fait le plus mal », dit le paysan. Reste, au beau milieu, un antique cerisier, dont les branches ont été sectionnées pour laisser passer les machines, le tronc marqué d’un grand coup de tronçonneuse, pour abréger sa vie de fruitier solitaire, qui encombre inutilement. Jean–Pierre Lambert sait bien qui a détruit ses herbages, qui donnaient du sens à sa vie. C’est son neveu.