Trente ans après le retour du loup en France, le défi presque intact de la coexistence avec les éleveurs

Le Monde (site web)

planete, mercredi 6 septembre 2023 – 10:26 UTC +0200 2373 mots

Perrine Mouterde Alors qu’un nouveau « plan loup » très attendu doit être présenté mi-septembre, une estimation consolidée fait état d’une hausse de la population, évaluée à 1 104 individus.

Louis Maréchal-Kaszowski en perd le sommeil. Et, quand il le trouve, un loup, toujours le même, peuple ses cauchemars. Depuis 2017, cet éleveur du Gard passe l’estive à une bonne heure de marche au-dessus du village de Lavaldens, en Isère, dans un alpage escarpé et boisé. Et, chaque année, il perd un peu plus de bêtes. Jusqu’à 137 en 2022, un groupe de brebis ayant chuté d’une falaise lors d’une attaque. Cet été, une trentaine ont déjà été tuées, sur 800.

« Face au loup, on est dans une impuissance totale, raconte ce berger de 24 ans. Une fois que tu as mis en place des mesures de protection, tu ne peux rien faire à part ne pas dormir pour surveiller tes bestioles. » Son vieux cheval blanc l’écoute attentivement pendant que des brebis s’introduisent dans sa cabane. « Je suis content d’être de la génération qui a appris le métier avec le loup, les autres éleveurs ont tout réapprendre, poursuit-il. Désormais, tu n’as plus le droit à l’erreur. Tu laisses une brebis dix minutes et elle est morte. Le loup a toujours dix coups d’avance… »

Depuis son retour, il y a une trentaine d’années, dans le parc national du Mercantour, le Canis lupus bouleverse la vie de toute une profession. Autour des troupeaux, des chiens de protection ont été déployés, la présence humaine renforcée, des clôtures électriques installées. Des moyens financiers conséquents ont été engagés et des plans d’action se sont succédé. Les positions ont aussi évolué. Mais la France peine toujours à trouver la formule d’une coexistence apaisée et le sujet, polémique, politique, continue de diviser.

La préparation du nouveau « plan loup », qui doit être adopté d’ici à la fin de l’année pour la période 2024-2029, n’échappe pas aux surenchères et aux tensions. Début juillet, les organisations professionnelles agricoles ont claqué la porte des discussions. Une première version du document devrait être présentée le 18 septembre. Avec deux questions centrales : ce plan parviendra-t-il à maintenir un fragile équilibre entre protection de l’espèce et protection de l’élevage et du pastoralisme ? Et quelle place sera accordée aux tirs létaux dans le dispositif ?

Dispositif gradué de protection

En écho au débat français, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a mis en garde, lundi 4 septembre, contre le « réel danger » posé par les meutes de loups, ouvrant la voie à une possible révision du statut de protection de cet animal – son propre poney, Dolly, a été tué par un loup en septembre 2022. « L’objectif initial de sauvegarde [du loup] a été réalisé. Ce sont maintenant les éleveurs et leurs activités qui sont en danger », a aussitôt appuyé le ministre français de l’agriculture, Marc Fesneau.

Au-dessus de Lavaldens, la carabine est installée sur un aplat qui domine l’étroite vallée. Cette nuit de la fin août, deux jeunes agents de l’Office français de la biodiversité (OFB), tenus à l’anonymat, se relaient derrière la caméra thermique. Ils scrutent les ombres, à l’affût, sous les étoiles. Des repères ont été identifiés – un rocher, un arbre – et le tireur potentiel désigné, pour pouvoir réagir vite : le loup peut apparaître au sommet d’une crête et se trouver quelques instants plus tard au milieu des brebis.

Ce soir-, les agents n’utiliseront pas leur fusil. Ils n’ont d’ailleurs pas tiré depuis près d’un an. Peu importe, ils ont réussi leur mission : le troupeau n’a pas été attaqué. Surtout, dans la petite cabane, Louis Maréchal-Kaszowski peut dormir. « Il est tranquille, donc on a fait le boulot. » Pour le berger, la présence de l’OFB constitue « la dernière carte » : les membres de la brigade mobile d’intervention grands prédateurs terrestres, installée à Gap depuis 2015, sont envoyés sur les sites identifiés comme des foyers de prédation lorsque les autres moyens de protection n’ont pas fonctionné. A la suite d’une annonce du président, Emmanuel Macron, une deuxième brigade a vu le jour cet été à Rodez.

Du fait de son statut d’espèce strictement protégée par le droit français et européen, le loup ne peut être tué que de manière dérogatoire, sous conditions. Le dispositif de protection des troupeaux est gradué. A la première attaque, les éleveurs se voient accorder le droit de réaliser eux-mêmes un « tir de défense simple », si un animal approche du troupeau et que celui-ci est bien protégé. En cas de récidive, le préfet peut ensuite autoriser un « tir de défense renforcé », réalisé par une dizaine de personnes, dont des louvetiers (des bénévoles assermentés) ou l’OFB.

Aujourd’hui, les organisations agricoles réclament officiellement la simplification de cette procédure, la suppression du plafond de destruction et l’équipement des éleveurs et chasseurs en armes équipées de lunettes à visée nocturne, qui sont assimilées à des armes de guerre. Autrement dit, des moyens pour tuer davantage de loups.

Le tir « doit être réservé à certaines situations »

« Le dernier plan a été un échec puisqu’il y a eu une hausse de la prédation, estime Edouard Pierre, référent loups au sein des Jeunes agriculteurs. Dans les départements alpins, il y a une telle densité d’animaux que les moyens de protection ne permettent pas d’enrayer les attaques. Malheureusement, la solution passe par le fait de prélever plus de loups. » « Le niveau de prélèvement n’est pas l’objectif en soi, ajoute Claude Font, le responsable loups de la Fédération nationale ovine. Mais il faut que tous les loups qui s’approchent des troupeaux soient susceptibles d’être tués et que l’on ne tourne pas la tête sous prétexte que l’on gère un quota. »

Inquiètes, les associations de protection de la nature rappellent que supprimer la progressivité de la réponse visant à défendre les troupeaux serait contraire au droit. Et que le loup ne peut en aucun cas être « régulé » comme s’il était un cerf ou un sanglier. « On ne peut pas tuer un loup dès qu’il pointe le bout de son nez et armer tout le monde dans les montagnes, résume Jean-David Abel, responsable de la mission loup de France Nature Environnement. Le tir fait partie de la panoplie, on ne l’évacue pas. Quand les conditions dérogatoires sont remplies, on peut tuer trois loups, cent loups, la population s’en remettra. Mais le tir doit être un moyen de la coexistence, pas un moyen pour faire régresser la population. Et il doit être réservé à certaines situations, lorsque c’est vraiment nécessaire et utile. »

Au fondement de l’opposition entre organisations professionnelles et associations environnementales, il y a le désaccord persistant sur l’état de conservation réel de la population. Pour les éleveurs, le seuil de viabilité, mentionné dans l’actuel plan comme étant estimé à « 500 loups » – sans préciser qu’il doit s’agir de 500 individus « potentiellement reproducteurs » –, est largement dépassé : la population compte un millier d’animaux signalés dans 53 départements, même si la grande majorité des meutes demeurent installées dans l’arc alpin.

Malgré cette bonne dynamique, l’animal est toujours considéré comme menacé par l’Union internationale pour la conservation de la nature. « Le chiffre de 500 loups n’est qu’un indicateur qui ne permet pas de dire que l’espèce est dans un bon état de conservation », confirme le préfet référent national sur la politique du loup, Jean-Paul Célet.

Une expertise collective de 2017, dirigée par le Muséum national d’histoire naturelle, estimait que le taux global de mortalité devait être maintenu « en dessous de 34 % », faute de quoi la population déclinerait. Or, alors que le plafond de tirs létaux a augmenté (162 loups ont été tués en 2022), le taux de mortalité a également grimpé – il a été estimé à 42 % pour la période 2014-2019. « Plusieurs signaux montrent une dégradation de la dynamique de la population et doivent constituer une alerte », écrivaient des chercheurs de l’OFB et du CNRS en 2020.

En juillet, pour la première fois, le nombre de loups a même été estimé légèrement à la baisse (906 contre 921 en 2022), provoquant la contestation des organisations agricoles. Mais selon les informations du Monde, l’estimation consolidée qui devait être rendue publique mercredi 6 septembre fait état d’une population de 1 104 individus en 2023. « La diminution des effectifs ne collait pas avec la réalité de terrain, assure Claude Font. La pression de prédation ne baisse pas. »

En 2022, environ 12 500 bêtes ont été attaquées. A l’exception de cette année-, le nombre d’animaux tués ou blessés et le nombre d’attaques s’étaient pourtant stabilisés depuis 2018, et avaient même diminué en 2021, malgré l’augmentation des effectifs de loups. « La connaissance technique et la mise en œuvre des moyens de protection sont bien meilleures qu’avant », estime Jean-David Abel. « Ces dispositifs de protection n’empêchent pas les attaques, mais réduisent leur fréquence et évitent les carnages, constate aussi Nicolas Jean, le chef de la brigade grands prédateurs de l’OFB. Le loup pourra tuer une ou deux brebis, mais pas tout le troupeau. » En 2020, sur les 2 790 structures agricoles ayant conclu un contrat de protection, 68 % n’ont subi aucune attaque et 14 % en ont connu une.

« Ça m’a foutu un coup »

L’augmentation des dommages, en 2022, s’explique en grande partie par des incidents survenus dans des territoires où les troupeaux sont peu protégés. Le front de colonisation ne cesse de se déplacer, suscitant à chaque fois les mêmes peurs et les mêmes difficultés. « En mission dans le Lot, on a eu l’impression d’entendre les éleveurs des Alpes il y a une dizaine d’années, racontent les agents de l’OFB. Ils ne veulent pas de chiens, ils veulent éradiquer totalement le loup… Mais, quand on connaît le sujet, on sait que c’est impossible. »

Dans la Nièvre, le tout premier arrêté autorisant un tir de défense dans le département a été pris au cours de l’été. La brebis tuée fin juin, dans le village de Chiddes, était l’une des « chouchoutes » d’Armand Perraudin, 43 ans. Au milieu de son troupeau, l’une des bêtes arbore au cou une trace bleue, laissée par un désinfectant. La marque des rescapées : elle a survécu à la seconde attaque, survenue quelques jours plus tard, dans laquelle deux ovins ont été tués et deux autres blessés. « A la manière dont tout était mangé proprement, sectionné, avec la panse à 1 mètre de la brebis, j’ai su que ce n’était pas un chien, explique l’éleveur. Ça m’a foutu un coup. Nos animaux, on les aime. » Pendant quatre nuits, il a dormi dans son tracteur. En urgence, il a installé un filet de protection électrique pour parquer ses brebis le soir.

Et après ? Pour cet éleveur, impossible d’imaginer une généralisation des moyens de protection à l’ensemble des exploitations. Trop de parcelles et de petits « lots » d’ovins, à la différence des grands troupeaux d’alpage ; des parcs électrifiés qui conduisent à surpâturer certaines zones ; des chiens difficiles à imaginer au milieu des bovins, souvent présents aux côtés des brebis… « Pourquoi nous, les éleveurs, devrions-nous protéger nos animaux ? Pourquoi ce ne sont pas les loups que l’on clôturerait dans des forêts ? »

« Si nos anciens ont éradiqué le loup, c’est qu’il y avait une raison, acquiesce Olivier Laporte, éleveur et vice-président de la fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) de la Nièvre. Si le loup était resté, on n’aurait pas développé l’élevage comme ça dans la Nièvre et on aurait mangé de la viande étrangère. Le loup et l’élevage, ce n’est pas compatible. »

Impact économique

Au-delà du traumatisme psychologique, les agriculteurs victimes de prédation soulignent aussi l’impact économique, malgré les aides et indemnisations. Par peur de nouvelles attaques, Armand Perraudin a vendu ses agneaux en avance, perdant 20 euros par bête. Il y a les avortements de brebis stressées, la baisse de la reproduction, des produits vétérinaires à acheter, des heures de travail supplémentaires… Autant de coûts indirects difficiles à estimer.

« Si on ne change pas les pratiques, on va vers la disparition du pastoralisme et de l’élevage en plein air », assure Edouard Pierre. « La dynamique de population pose désormais le problème du maintien de notre élevage alors que ces activités sont essentielles, y compris pour la préservation de nombreux écosystèmes », a insisté, lundi, Marc Fesneau. Dans les faits, si les effectifs ovins diminuent en France depuis 2000, ils ont mieux résisté dans les Alpes qu’au niveau national (baisse de 7 % contre 28 %) et sont même fortement repartis à la hausse dans la région depuis 2018.

Pour sortir de l’impasse, les associations formulent de nombreuses propositions. Mobiliser davantage de moyens humains pour aider les professionnels à mettre en place leurs dispositifs de protection, systématiser les brigades de bergers mobiles dans les territoires où les dommages sont importants, développer des procédures adaptées aux bovins et aux chevaux, améliorer les connaissances sur le loup… « Il y a une dimension technique, biologique, mais aussi culturelle et psychologique ; il faut qu’il y ait une acceptation de la coexistence, précise Jean-David Abel. C’est à l’Etat de porter ça. »

Les associations appellent aussi à mieux anticiper l’adaptation des pratiques dans les zones où des meutes sont susceptibles de s’installer, et à modéliser l’aire de répartition de l’animal en 2040. Le nez dans le quotidien, Claude Font reconnaît avoir du mal à se projeter. Où sera le loup dans vingt ans ? Pour l’instant, il a surtout l’impression « de lui courir après ». A Lavaldens, après une dizaine de nuits à l’affût près de la cabane de Louis Maréchal-Kaszowski, les agents de l’OFB ont finalement abattu une louve qui s’approchait des brebis. Cet article est paru dans Le Monde (site web)

Note(s) :

Mis à jour : 2023-09-06 10:42 UTC +0200


Publié

dans

par

Étiquettes :