Aujourd’hui, Google, IBM ou Microsoft financent les meilleurs laboratoires universitaires européens dans le domaine de l’ordinateur quantique. Demain, ils récolteront les fruits de cette stratégie d’OPA amicale mais non désintéressée.
10 août 2016 à 19h23
« La course à l’ordinateur quantique a-t-elle commencé ? J’espère que ce n’est pas une course, parce que si nous commençons à nous concurrencer, nous allons échouer. Pour construire une machine, il faut de la science de haut niveau. Nous avons besoin d’une coopération européenne, pas de chercher chacun à être le vainqueur. J’ai besoin de mes collègues scientifiques et universitaires à Copenhague, à Delft, à Zurich, à Londres… On ne cherche pas à s’éliminer les uns les autres. Quand Henri Ford a conçu le modèle T, son but n’était pas de devenir le seul constructeur d’automobiles. Il voulait qu’on développe le réseau routier pour que le marché de la voiture grandisse. Google, IBM, Intel ou Microsoft ne veulent pas tuer leurs concurrents, ils veulent créer un environnement dans lequel la technologie quantique pourra prospérer. Si on n’arrive pas à inventer une puce quantique qui marche, il n’y aura rien pour personne. Le jeu est ouvert. »
Charles Marcus, professeur à l’Institut Niels Bohr de Copenhague © Ola Jakup Joensen, NBI
Ainsi parle le physicien américain Charles Marcus, spécialiste mondialement reconnu d’électronique quantique, lors d’un entretien accordé à Mediapart à l’occasion de la conférence internationale Quantum Europe. Cet événement s’est tenu les 17 et 18 mai dernier à Amsterdam pour lancer un programme de recherche de l’Union européenne sur la technologie quantique doté d’un milliard d’euros de financement. Marcus est le prototype du chercheur « mondialisé » : né à Pittsburgh, il a fait ses études à l’université Stanford, en Californie avant de devenir professeur à Harvard, Massachusetts, puis d’être recruté par le prestigieux Institut Niels Bohr de Copenhague, fondé en 1921 par le grand physicien du même nom, co-fondateur de la théorie quantique (voir le premier épisode de cette série).
Marcus est également associé aux recherches de Microsoft sur l’ordinateur quantique du futur. La firme fondée par Bill Gates mène depuis 2005 une recherche ambitieuse pour explorer certaines propriétés fondamentales de la matière, afin de mettre au point un dispositif fiable permettant de manipuler l’information quantique. Le principal défi dans ce domaine est de réussir à « domestiquer » les propriétés spéciales des objets du monde quantique : la possibilité pour des particules d’être dans deux endroits à la fois, ou de s’influencer à distance, ouvre en théorie la voie à des ordinateurs capables de traiter des problèmes inaccessibles aux calculateurs actuels.
Mais en pratique, ces propriétés spéciales sont très difficiles à exploiter, parce que les systèmes quantiques sont fragiles et peu contrôlables. C’est pourquoi Microsoft a opté pour une stratégie de recherche très en amont visant à inventer une puce quantique d’un nouveau type. Et à cette fin, la firme de Redmond s’est attaché les services d’une pléiade de chercheurs de très haut niveau, dans des universités renommées des États-Unis, d’Europe ou d’Australie. Avant Charles Marcus, Microsoft a recruté un mathématicien de premier plan, Michael Freedman, médaille Fields, pour diriger son laboratoire de calcul quantique, Station Q, créé en Californie en 2005. La firme s’est liée à Leo Kouwenhoven, physicien au QuTech, l’institut de recherche quantique de l’université de Delft, aux Pays-Bas, ainsi qu’à David Reilly, à l’université de Sidney.
Microsoft n’est pas la seule grande firme à approcher les chercheurs universitaires de haut niveau. En 2014, Google a embauché John Martinis, spécialiste du calcul quantique à l’université de Californie à Santa Barbara ; et plus récemment, Google s’est associé à Matthias Troyer, physicien à l’École polytechnique fédérale de Zurich.
L’hybridation féconde entre recherche industrielle et chercheurs universitaires, qui fonctionne particulièrement bien dans le système des États-Unis, conduit Charles Marcus à tenir son discours selon lequel la recherche sur l’ordinateur quantique est encore un jeu ouvert plutôt qu’une compétition très concurrentielle. Ce que confirme sa collègue Krysta Svore, directrice du groupe de recherche de Microsoft sur le calcul et l’architecture quantiques (QuArC) ? « Il y a de nombreux défis techniques, on a besoin de collaboration, affirme Svore. L’ouverture est encore à l’ordre du jour. La course n’est pas encore lancée. »
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En réalité, cette vision paraît quelque peu édulcorée. Certes, du fait du rôle important des chercheurs universitaires et parce que ce domaine relève encore en grande partie de la science fondamentale, l’atmosphère générale des travaux sur l’ordinateur quantique n’est pas celle d’une recherche industrielle fermée, où les différentes sociétés conduisent leurs travaux chacune de son côté en les protégeant par le secret industriel. Et les différentes firmes ont l’intelligence d’encourager les différentes voies technologiques, puisqu’on ne sait pas aujourd’hui ce qui marchera.
Pour autant, la course est bel et bien lancée, et les trois sociétés les plus avancées la mènent selon des stratégies opposées. Microsoft a entrepris une recherche très fondamentale, sur un temps relativement long, avec le projet de créer une « puce quantique » originale. Google ou IBM tentent d’aboutir plus rapidement à un ordinateur quantique fonctionnel – même s’il est limité – en se servant de composants déjà connus, à savoir des circuits supraconducteurs. C’est, en somme, la course entre les lièvres IBM-Google et la tortue Microsoft.
Elle n’est pas disputée dans la discrétion. Les géants de la high-tech rivalisent d’annonces spectaculaires. En mai dernier, au moment où l’Union européenne dévoilait son manifeste quantique, feuille de route de la nouvelle révolution technologique, Google lançait avec la Nasa le Quantum Artificial Intelligence Laboratory (Quail), laboratoire d’intelligence artificielle qui exploite un ordinateur quantique. Au même moment, IBM inaugurait sa plate-forme ouverte au public, sorte de laboratoire quantique participatif, appelée IBM Quantum Experience. Si Microsoft ne s’affiche pas autant, l’ordinateur quantique n’en est pas moins son principal thème de recherche actuel.
« Le jeu ouvert ne durera pas jusqu’à la fin »
D’autres sociétés investissent aussi dans l’ordinateur quantique, même si elles sont moins avancées que les trois autres. En septembre 2015, Intel, connu comme le leader mondial des microprocesseurs, a annoncé un accord avec le QuTech, l’institut de recherche quantique de l’université de Delft, aux Pays-Bas. Intel veut investir 50 millions de dollars (45 millions d’euros) en dix ans pour accélérer les recherches sur le calcul quantique. Lockheed, Toshiba, Thalès misent aussi sur le génie quantique.
Le QuTech, à l’Université de technologie de Delft, Pays-Bas © DR
Les grandes manœuvres des multinationales de la high-tech s’amplifient alors que l’Europe a saisi – avec un certain retard – l’importance de l’enjeu quantique. Le Quantum manifesto, ou Manifeste quantique, dévoilé en mai dernier, détaille tous les aspects de la technologie quantique, avec des objectifs temporels ; en particulier, le développement d’un véritable ordinateur quantique, capable de traiter tous types de problèmes avec une puissance de calcul supérieure à celle des ordinateurs classiques, est annoncé pour après 2035.
L’Europe peut-elle encore jouer un rôle de premier plan, alors que les multinationales américaines ont manifestement un temps d’avance ? Elle possède indiscutablement des laboratoires universitaires de très haut niveau dans le domaine, mais comme on l’a vu, les plus avancés sont déjà en affaire avec Google, Microsoft, IBM ou Intel. Et il est peu probable que le premier ordinateur quantique commercialisable soit entièrement développé par un laboratoire universitaire. Toute l’intelligence des grandes multinationales consiste à financer à fond les meilleurs labos européens, avec l’intention d’en tirer les fruits lorsqu’ils seront mûrs.
« On est encore à un stade où il y a beaucoup de découvertes à faire, explique Charles Marcus. Mais à mesure que le temps passe, on va davantage basculer dans le domaine de l’application. Aujourd’hui, on est encore dans la recherche fondamentale. »
Microsoft donne l’illustration la plus claire de cette situation. La firme s’est associée, comme Intel, au QuTech, mais elle ne s’est pas contentée de donner de l’argent. Elle a lancé un programme de recherche original depuis 2010. En fait, la collaboration entre Microsoft et le QuTech est reliée à une histoire beaucoup plus ancienne, qui remonte aux débuts de la physique quantique, et plus précisément à 1937.
Cette année-là, un jeune physicien italien, Ettore Majorana, a prédit l’existence d’un objet très bizarre, sur la base de spéculations théoriques que l’on n’avait, à l’époque, aucun moyen de vérifier expérimentalement. Il s’agissait d’une particule possédant la propriété remarquable d’être sa propre anti-particule, c’est-à-dire qu’elle pouvait s’annuler elle-même. Majorana a lui-même disparu mystérieusement l’année suivante, à peine âgé de 32 ans, au cours d’un voyage en Sicile – c’est du moins ce que l’on suppose –, sans que l’on sache s’il s’était suicidé à la suite d’une dépression, s’il avait été enlevé en Russie ou s’il s’était annulé lui-même (voir le premier épisode de cette série).
On avait un peu oublié la particule de Majorana, qui restait un objet purement théorique jusqu’à la fin du siècle dernier. D’ailleurs, il ne s’agissait même pas d’une particule à proprement parler mais de ce que les physiciens appellent une « quasi-particule », un objet qui se rattache à un phénomène collectif, un peu comme une ola dans un stade de football. Or, voilà qu’en 2000, Alexei Kitaev, physicien russo-américain installé en Californie, alors chercheur chez Microsoft, a lancé l’idée que cette licorne du bestiaire quantique pourrait servir de support à des qubits, des bits d’information quantique. Kitaev a même démontré que des quasi-particules de Majorana localisées aux extrémités d’un câble pourraient créer un qubit « topologiquement protégé », autrement dit un bit d’information quantique assez stable. En somme, le Graal de l’ordinateur quantique.
Quelques années plus tard, d’autres chercheurs de Station Q, le laboratoire de Microsoft, ont publié des travaux confirmant l’intérêt de la quasi-particule de Majorana. Seul problème : à l’époque, on ne savait toujours pas si cette fameuse quasi-particule existait réellement, ou si ce n’était qu’une élucubration théorique.
C’est là qu’entrent en scène le QuTech et l’un de ses chercheurs, Leo Kouwenhoven, qui dirige une petite équipe d’expérimentateurs chevronnés. Avec Charles Marcus, ils ont élaboré un test expérimental pour détecter la « signature » d’une quasi-particule de Majorana. En 2012, Kouwenhoven et son équipe ont publié dans Science les résultats d’une expérience avec des « nano-câbles » (des fils conducteurs extrêmement fins) connectés à une électrode supraconductrice, expérience qui démontrait l’existence de quasi-particules de Majorana. Marcus et ses collègues sont en train d’étudier ces quasi-particules pour voir comment elles pourraient permettre de réaliser des mémoires quantiques fiables.
Cette recherche est encore conduite de manière ouverte, avec des publications internationales et des colloques au cours desquels les chercheurs exposent l’avancement des travaux en toute liberté. « Mais le jeu ouvert ne durera pas jusqu’à la fin, reconnaît Charles Marcus. Il faudra une société privée pour mener le projet de l’ordinateur quantique à son terme. Google et les autres ne font pas ça pour la gloire, ils le font pour en tirer des bénéfices. Je pense que d’ici 5-10 ans on verra les premiers prototypes d’ordinateurs quantiques dignes de ce nom. Alors, les sociétés feront des évaluations séparées et sélectionneront des voies différentes pour aboutir à un produit commercialisable. »
Une société européenne pourrait-elle émerger dans ce concert dominé par les géants américains ? « Aucune grande société européenne n’est aussi avancée que les firmes américaines, poursuit Marcus. Il faudrait que l’Europe se réveille ». Pour la technologie quantique comme en de nombreux autres domaines, le Vieux Continent peine à s’engager dans les mouvements de l’histoire.