Le Monde (site web)Le dépannage informatique des parents vieillissants : « Ma puce, tu pourrais regarder un truc sur l’ordinateur ? »Le Monde (site web)

intimites, dimanche 22 décembre 2024 – 15:00 UTC +0100 1433 mots

Anaïs Coignac A mesure que le tout-numérique s’installe dans nos vies, des impôts aux rendez-vous médicaux en passant par la réservation des vacances, les plus jeunes s’improvisent conseillers de leurs parents et grands-parents.

Tous les deux mois, Virginie, 42 ans, contrôleuse des finances publiques à Paris, retrouve ses parents chez eux, à Geneston, un village de la périphérie nantaise (aucun témoin n’a souhaité donner son nom de famille). Chaque fois se rejoue le même scénario : « En descendant du train, j’ai à peine posé le pied dans la voiture que mon père [76 ans] me demande : “Au fait, tu voudrais regarder un truc sur lordinateur ?” » Le « truc » en question désigne, au choix, une commande en ligne, l’importation de photos ou une démarche pour la grand-mère, dont les affaires sont désormais gérées par la mère de Virginie, âgée de 74 ans. Retraités, ses parents sont des usagers réguliers des nouvelles technologies, mais ils butent sur certaines procédures. Puis finissent par solliciter leur fille. « Les mêmes choses reviennent souvent, constate la quadragénaire. Je leur demande s’ils ont bien validé le paiement, ils m’assurent que oui, et je me rends compte qu’ils ont oublié de remplir le cryptogramme de la CB ou qu’ils n’ont pas validé sur l’application de leur banque. » Elle analyse : « Ils se sont mis en tête qu’ils n’étaient pas bons en informatique et ils stressent. La peur de se tromper les empêche d’aller jusqu’au bout. »

Face à la généralisation des pratiques numériques, des rendez-vous médicaux aux impôts, jusqu’à la double authentification des paiements en ligne, les difficultés s’accumulent pour une partie de la population, et pas uniquement la plus âgée. Toutefois, selon le Baromètre du numérique 2023, les personnes de plus de 60 ans ont tendance, plus que les autres, à chercher de l’aide auprès de leur cercle familial ou amical plutôt que de se débrouiller seules lorsqu’elles rencontrent des difficultés. Une étude d’impact de juillet 2024 sur le déploiement de 4 000 conseillers numériques en France, menée par l’Agence nationale de la cohésion des territoires, affirme que l’éloignement des seniors par rapport à ces sujets serait « un effet générationnel, au-delà du seul vieillissement », les plus de 70 ans étant moins familiarisés avec ces outils que les 40-50 ans.

« Ça les rassure »

En quelques années, Virginie s’est improvisée référente numérique de ses parents. La fonctionnaire parisienne a créé tous leurs comptes en ligne (Sécurité sociale, banque, mutuelle…), noté leurs identifiants et mots de passe dans un petit carnet, enregistré les RIB de la famille dans leurs comptes bancaires. Et c’est elle qu’ils appellent en cas d’urgence, même à distance. « Parfois, je leur demande les codes et je fais, c’est plus simple que de leur expliquer, admet-elle. Ils s’excusent tout le temps de me déranger, me remercient beaucoup. Je sais qu’ils essaient, ils ne le font pas exprès. » Désormais, elle anticipe ses venues par un appel pour savoir ce qui l’attend, comme à Noël dernier, où elle a aidé sa mère à inscrire sa grand-mère en maison de retraite : « Tout se fait en ligne. Les sites sont plutôt bien faits, mais ça les rassure que je sois à côté. »

Son frère, qui habite à quelques kilomètres de chez leurs parents, n’est pas vraiment sollicité. « Il vient plus souvent mais avec mon neveu. Je crois qu’ils n’osent pas lui demander parce qu’ils pensent que ça va le saouler. Il comprend moins qu’ils n’aient pas essayé d’être plus autonomes. » Se remettre sur lordinateur après une semaine au bureau sur écran a pu agacer Virginie, au départ. A présent, elle mesure davantage la « fatigue mentale et physique » que la gestion des affaires familiales peut engendrer chez ses parents. « Cela a créé un lien d’entraide avec eux. Ils sont là pour moi pour d’autres trucs. Par exemple, ils m’ont soutenue quand je me suis séparée. »

Dans certaines familles, la dépendance des parents vis-à-vis de leurs enfants est plus assumée. « Dès qu’on a un problème, on ne cherche même pas à savoir, on appelle nos fils », reconnaissent Jenny et Frédéric, un couple de retraités de 64 ans installé dans un « patelin » du Morbihan. « Ça ne nous intéresse pas ! » Il faut dire que leurs deux fils sont plutôt calés en informatique, surtout Melaine, 40 ans, chargé d’exploitation à Lyon, en contact avec la clientèle d’un service après-vente. « J’aime bien aider, ça m’amuse, bien que je répète tout le temps les mêmes choses », lance ce geek, dépanneur attitré de toute la famille, mais aussi de ses amis, et même de son ex, dont il vient d’installer la box.

« Parfois, je laisse tomber »

Il évoque les demandes classiques par « flemme de lire les notices », constate que les petits-cousins branchés sur TikTok sont moins à l’aise quand il s’agit d’informatique, et que la génération parentale « se fait plus facilement avoir » par l’hameçonnage ou les écueils « basiques ». « Ma mère peut m’appeler parce qu’elle n’arrive pas à envoyer une pièce jointe trop lourde. Elle me dit : “Ça ne rentre pas.” Je ne suis pas sûr qu’elle ait retenu comment copier-coller », remarque-t-il. Pragmatique, il a installé une application qui lui permet de prendre en main lordinateur de ses parents à distance les « quatre ou cinq fois dans l’année » où ils l’appellent.

Son frère choisit, quant à lui, leur forfait téléphonique, gère les billets de train, explique en direct lorsqu’il vient. « Tout passe par Internet, on n’a plus de contact humain, c’est un autre monde, s’indigne la mère, Jenny. La CPAM [Caisse primaire d’assurance-maladie], les impôts, avant, on recevait tout par courrier. Maintenant, il faut mettre le mail en “non lu” pour s’en souvenir. Quand ça devient compliqué, je n’ose pas cliquer. Parfois, je laisse tomber. » Le couple communique grâce au téléphone fixe, le portable commun ne captant pas dans la maison. Même l’infirmière a dû renoncer à utiliser leur carte Vitale, faute de réseau : « Elle fait tout à la main. » Isolés géographiquement, les retraités peuvent toutefois compter sur le conseiller numérique de leur mairie, à Bubry, qui vient en aide aux habitants dépassés par les nouvelles technologies.

Au sein de ces générations nées avant Internet, il y a aussi ceux qui s’y mettent vraiment et affrontent vaille que vaille leur phobie informatique, portés par un sérieux coaching familial. C’est le cas de Sylvie, 59 ans, gérante d’un salon de coiffure à Parthenay, dans les Deux-Sèvres. En 2009, elle et son mari acquièrent un ordinateur pour l’usage de leurs deux enfants, mais l’objet restera sa « bête noire ». « On est une famille campagnarde, terre à terre. Ça nous faisait un peu peur, on ne sentait pas l’avenir là-dessus », se remémore-t-elle.

A 51 ans, elle décide de monter sa petite entreprise. L’autonomie informatique n’est alors plus optionnelle. « Je pensais que je n’y arriverais jamais, lâche-t-elle. Les enfants m’ont encouragée : “Si, ça ira, tu vas voir. On va t’aider.” » Un soutien qui la convainc de persévérer, au prix d’« énormes efforts » et de sueurs froides. Sa fille, éditrice parisienne, l’aide par téléphone. Son fils, artisan et voisin, complète sur place. « Quand je voyais que Mélanie s’énervait, j’appelais Kevin, qui se déplaçait », indique-t-elle. « Je m’énervais parce que tu te crispais tellement, tu avais peur de te tromper, alors que je savais que tu avais les capacités pour le faire », relève l’intéressée, qui avait déjà initié ses parents à Skype pendant ses études à Dijon, avec les couacs habituels de webcam ou de micro éteints. « Tu as vachement pris confiance », s’enthousiasme-t-elle.

« C’est vrai que j’ai beaucoup progressé. Quand on se concentre, on finit par y arriver », confirme Sylvie, qui voit là une « solidarité familiale » teintée de fierté partagée. « Ils ont su l’exprimer, me mettre en avant », se réjouit-elle. Cela n’empêche pas la gérante de continuer à angoisser face à l’imprévu : « Mon fournisseur L’Oréal va changer son système informatique, je suis en panique. “Tu sauras faire”, me répète Mélanie. » Peu à peu, le service après-vente familial s’est transformé en base arrière. Quant à Virginie, elle réfléchit à s’installer à Nantes pour se rapprocher de sa famille, consciente de s’exposer à de nouvelles épopées numérico-pratiques avec ses parents. Cet article est paru dans Le Monde (site web)


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