Nathalie Calmé Selon plusieurs légendes, Jésus aurait été un maître de sagesse, un gourou ayant marché de l’Himalaya à Bénarès, avant de revenir en Palestine, où sa vie nous est contée par les Evangiles. En ce matin de Noël, « Le Monde des religions » part sur les mystérieuses traces orientales du fondateur du christianisme.
Il existe, en Europe, toute une littérature faisant référence à un supposé séjour de Jésus aux Indes, au Cachemire et au Tibet, datant principalement de la fin du XIXe siècle. Une légende qui illustre la perception paradoxale que l’Occident a de l’Orient, faite de répulsion-domination et de fascination-séduction. Le premier aspect s’est exprimé économiquement et militairement : occupation de l’Inde et de la Chine, création des « compagnies des Indes » par les Occidentaux, racisme colonial…
En même temps, l’Orient fascine : terre de spiritualité, ses langues, tel le sanskrit, exercent une formidable attraction, car elles sont considérées comme les langues originelles. Ce contexte général favorisa l’émergence, en Occident, du mythe d’un Jésus d’Orient. Avec la science moderne, la philosophie des Lumières et la sécularisation, les Eglises ne peuvent plus prétendre au monopole du sens et de la vérité. Leur emprise sur la société se desserre…
Mais la soif spirituelle ne s’apaise pas pour autant : elle se métamorphose, devenant moins ecclésiale, moins dogmatique. Même les Eglises connaissent leurs « modernistes », leurs « libéraux ». Une aubaine pour l’ésotérisme, qui va ainsi enfanter une littérature marquée par l’Orient. C’est dans ce creuset ésotérique que la légende est née.
Jésus, une incarnation du dieu Krishna ?
L’occultiste et écrivain français Louis Jacolliot (1837-1890), qui aurait vécu quelques années en Inde, y exerçant le métier de juge, fut le précurseur de cette légende. Il a consacré une part de ses travaux à la mythologie indienne. Sa Bible dans l’Inde (1869), coup de tonnerre dans la pensée religieuse de l’époque, interrogeait le silence des Evangiles à propos de la vie de Jésus entre 12 et 30 ans. Il s’exclame ainsi : « Et la vérité est que le Christ, pendant cette période, étudia en Egypte, et peut-être même dans l’Inde, les livres sacrés, réservés depuis des siècles aux initiés… » La « révolution accomplie » par Jésus et ses disciples fut possible « grâce aux livres sacrés de l’Inde ». Jésus-Christ serait même une incarnation « chrétienne » du dieu Krishna, fils d’une divinité de l’Inde, né lui aussi d’une vierge. L’Eglise mettra évidemment le livre à l’index.
Mais Jacolliot influencera la théosophe russe Helena Petrovna Blavatsky (1831-1891). Dans Isis dévoilée (1877) et La Doctrine secrète (1888), elle brosse le portrait d’un Jésus proche de la secte juive des esséniens, dont elle nous dit qu’ils furent des « convertis, missionnaires bouddhistes ». Le « réformateur nazaréen » prêchait alors « la philosophie du Bouddha-Sâkyamouni ». Pour elle, Jésus était « au pied de l’Himalaya plutôt qu’au pied du Sinaï », car son éthique était bien plus proche des doctrines de Manu (grand législateur indien, auteur des Lois de Manu, un traité du IIe siècle avant notre ère environ) et de Gautama (nom du Bouddha historique), que de Yahvé, le dieu vengeur de l’Ancien Testament.
Avec le Russe Nicolas Notovitch (1858-1916), la thèse d’un séjour de Jésus en Orient prend de l’ampleur. Juif devenu chrétien orthodoxe, Notovitch fut un infatigable arpenteur de l’Asie. Il se serait rendu au monastère tibétain de Himis, dans le Ladakh, et y aurait trouvé rien de moins qu’un manuscrit relatant le séjour de Jésus dans le pays. Sa Vie méconnue de Jésus-Christ (1894) reprend les informations qu’il prétend avoir glanées dans ce texte rédigé en pali et en tibétain.
On y apprend ainsi que les Tibétains connaissent Jésus sous le nom d’Issa. Serait-ce une influence de l’islam et de la langue arabe, largement présents en Asie centrale et orientale ? En effet, Issa (ou Aïssa) est le nom arabe de Jésus. Quoi qu’il en soit, un lama aurait expliqué à Notovitch qu’Issa est un « grand prophète, l’un des premiers après les vingt-deux Bouddhas », et « plus grand qu’aucun de tous les dalaï-lamas ». Des milliers de rouleaux le mentionneraient.
Le supérieur du monastère de Himis aurait précisé qu’Issa était un bouddha « qui prêcha la doctrine sainte dans l’Inde et chez les fils d’Israël ». Le manuscrit rapporté par Notovitch donne les informations suivantes : « Lorsque l’enfant sacré eut atteint un certain âge, on l’emmena aux Indes où, jusqu’à l’âge d’homme, il étudia toutes les lois du grand Bouddha qui réside éternellement dans le ciel. »
« Supercherie littéraire ! »
Jésus aurait donc quitté Jérusalem pour se rendre, vers 13 ou 14 ans, aux Indes, par les portes du Sindh (aujourd’hui au Pakistan). Les « prêtres blancs de Brama » lui auraient transmis les enseignements des Veda, la guérison par la prière, l’art d’éloigner l’esprit malin. Mais Jésus développa son propre message, hétérodoxe par rapport à l’hindouisme, car il enseignait – à Bénarès, au Népal ou dans les montagnes de l’Himalaya – aux basses castes, les exhortant à refuser le culte des idoles, contestant même l’autorité des brahmanes et des kshatriyas – occupant la seconde place dans la hiérarchie des castes après les brahmanes, les kshatriyas ont en principe le monopole du pouvoir politique et militaire.
Puis, Jésus quitta l’Inde pour la Perse, tout en continuant sa prédication. A l’âge de 29 ans, il était de retour dans son pays natal. Là, les rédacteurs des Evangiles prennent le relais de l’histoire du Christ, jusqu’au procès et à la crucifixion.
Dès sa sortie, le livre de Notovitch suscita des réactions hostiles : « Supercherie littéraire ! », crient de nombreux auteurs, dans des cercles catholiques (Giovannini R., 1894), rabbiniques (Deutsch G., 1896) mais aussi théosophiques (Mead G., 1894). L’orientaliste Max Müller (1823-1900), grand traducteur de textes orientaux, affirme également n’avoir jamais entendu parler de ce manuscrit de Himis.
Mais le débat est lancé. Des voyageurs passés par le monastère disent confirmer son inexistence. L’écrivain russe, sans remettre en cause son récit, nuance ses propos dans les éditions ultérieures, précisant qu’il s’est basé sur des notices fragmentaires. Le supérieur tibétain de Himis aurait, quant à lui, selon certaines auteurs de l’époque, nié la véracité du récit…
Pourtant, malgré ces réfutations, la légende du séjour asiatique de Jésus se prolongera tout au long du XXe siècle. Le peintre et théosophe russe Nicolas Roerich (1874-1947), qui visitera le Tibet à la fin des années 1920, aurait partagé cette croyance. Citons également L’Evangile du Verseau de Jésus le Christ (1908), de l’Américain Levi H. Dowling (1844-1911), qui, lui aussi, nous parle des années indiennes et tibétaines de Jésus.
Et le mythe prend un nouvel élan lorsqu’un hindou, disciple direct de Ramakrishna et proche de Vivekananda – éminents maîtres spirituels des XIXe-XXe siècles –, Swami Abhedananda (1866-1939), prétend, à son tour, avoir vu le manuscrit de Himis en 1922, qui fut intégré à son livre Journey into Kashmir and Tibet, publié à Calcutta.
Une légende présente dans l’hindouisme et en islam
Le mystère de ce manuscrit, dont plus personne ne verra la trace après Abhedananda (certains le disent disparu après un pillage du monastère par les communistes chinois en 1950…), perdurera. En 2011, l’éditeur allemand Norbert Klatt y consacre un ouvrage, Jesus in Indien, suggérant qu’il s’agissait peut-être de restes d’une Vie de Jésus écrite par les Frères moraves, un groupe missionnaire originaire de Bohème, présent dans la région. Peut-être n’a-t-il tout simplement jamais existé.
Quoi qu’il en soit, la légende du Jésus indien ou tibétain circulera jusqu’à nos jours dans divers courants de l’ésotérisme moderne et du New Age, du Livre d’Urantia (ouvrage ésotérique publié en 1955, dont le but est d’« étendre la conscience cosmique et la spiritualité de notre planète ») jusqu’aux explorations des annales akashiques (concept ésotérique créé par les théosophes à la fin du XIXe siècle, postulant l’existence d’une mémoire cosmique enregistrant les événements du monde) par les écrivains Daniel Meurois et Anne Givaudan…
A noter également que des traces de la légende du Jésus indien se retrouvent dans la littérature hindoue, dans un passage – à l’authenticité fortement discutée – du Bhavishya Purana, un texte sacré datant, au moins, du VIe siècle. Certains interprètes voient, en effet, Jésus dans le « Mlechha » (non-Indien) nommé Isha Putra (« fils de Dieu »), né d’une femme célibataire nommée Kumari, et dont le texte relate la rencontre avec le roi indien Shalivahana (ayant pourtant vécu à la fin du premier siècle et au début du deuxième… après Jésus-Christ).
On trouve également écho de cette légende dans l’ahmadisme, un courant musulman né au Pakistan à fin du XIXe siècle, tirant son nom du réformateur Mirza Ghulam Ahmad. Selon lui, Jésus a bien été crucifié à Jérusalem, mais il ne serait pas mort. Blessé, il aurait été transporté à Srinagar, dans le Cachemire, où il serait mort à l’âge de 120 ans. Les ahmadis se considèrent ainsi comme les gardiens de la tombe du Christ, Roza Bal, une bâtisse rectangulaire devenue lieu de pèlerinage.
Nous sommes, quoi qu’il en soit, assez loin de ce que l’on sait du Jésus historique, au sujet duquel les avancées de la recherche contemporaine tendent davantage à souligner la judéité que l’indianité, mais aussi du Christ vénéré par les chrétiens en tant que fils de Dieu porteur du salut par la croix : avec le mythe indo-tibétain, Jésus devient un instructeur, porteur d’un enseignement secret, un maître de sagesse.
Nathalie Calmé est journaliste et écrivaine. Elle est l’autrice, notamment, de Aventurières de l’esprit (Le Relié, 2021) et a dirigé l’ouvrage collectif Le Sens du sacré (Albin Michel, 2011).
Cet article a initialement été publié le 23 octobre 2014 dans Le Monde des religions n° 68, dans le cadre d’un dossier intitulé « L’autre Jésus ». Il a été mis à jour le 20 décembre 2024.
Jésus, un avatar hindou ?
Beaucoup de grands maîtres spirituels indiens ont été fascinés par le Jésus des Evangiles, figure du guérisseur et du maître enseignant, rempli d’une sollicitude universelle. Pour Gandhi (1869-1948), le Christ faisait partie des phares de l’humanité et constituait le modèle même du non-violent capable d’aller jusqu’au sacrifice de sa vie. Que tout le christianisme soit fondé sur l’affirmation qu’il est à la fois Dieu et homme n’a rien de choquant pour un adepte de l’hindouisme, dont la croyance est façonnée par la doctrine centrale de l’avatâra : l’avatar.
Qu’est-ce en effet qu’un avatâra, sinon une « descente » – c’est le sens littéral de ce mot sanskrit – ou une manifestation du Dieu invisible qui s’incarne afin de libérer l’humanité ? Dans la Bhagavad-Gita, qui constitue le texte fondateur (probablement composé vers le IIIe siècle avant notre ère) de cette croyance en un sauveur du monde, le dieu Vishnou proclame par la voix de son avatar Krishna : « Toutes les fois que l’ordre chancelle, que le désordre se dresse, je me produis moi-même. D’âge en âge, je nais pour la protection des bons et la perte des méchants, pour le triomphe de l’ordre. » Krishna prend réellement corps en naissant dans une famille princière et en vivant une existence riche en péripéties. Comme le Christ, il enseigne et prend sa part des souffrances humaines pour les guérir ou leur donner un sens.
De grandes différences
Il y a pourtant de grandes différences entre les conceptions chrétiennes et hindoues. Si le Christ est unique et ne s’incarne qu’une seule fois, les avatâras s’incarnent à l’infini, étant solidaires d’un temps cyclique dans lequel se déploient sans fin des univers successifs : « Nombreuses sont les existences que j’ai traversées, ô Arjuna, et nombreuses aussi les tiennes ; moi je les connais toutes, ô héros, mais non pas toi », déclare Krishna.
Et si le mystère central du christianisme réside dans la passion, la mort et la résurrection d’un dieu homme, il n’en est pas de même pour les théologiens vishnouites, qui affirment que la nature de l’avatâra n’est pas affectée par le temps historique ni par la souffrance. Ces différences n’ont pas empêché certains hindous, comme le grand mystique du XIXe siècle Ramakrishna, d’assimiler Jésus à un avatâra : « L’Avatar est toujours le même. Le Dieu unique plonge dans l’océan de la vie, S’incarne, et Se nomme Krishna. Une autre fois, Il replonge, ressort à une autre place dans l’humanité et Se nomme Jésus. »
Ysé Tardan-Masquelier est historienne et anthropologue des religions. Elle est l’autrice, entre autres, de « Yoga. L’encyclopédie » (Albin Michel, 2021) et « Les Maîtres des Upanishads. La sagesse qui libère » (Points, 2014).