Les Big Tech basculent à l’extrême droite : c’est l’économie, idiot ! | Mediapart

Romaric Godin


Au-delà du cas particulier d’Elon Musk, l’essentiel du secteur de la technologie semble se rallier à Donald Trump, à sa vision libertarienne et autoritaire et à son projet politique et économique. Le soutien récent de Mark Zuckerberg, jadis proche du Parti démocrate et qui avait exclu le président élu de Facebook et d’Instagram, en a été la preuve la plus éclatante.

Ce basculement a, sans doute, plusieurs explications, du nombre desquelles l’opportunisme ne peut être écarté. Mais si on y regarde de plus près, on voit dans l’économie politique de la tech, autrement dit dans la façon dont ce secteur est rentable, les sources évidentes de ce ralliement. 

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Comment fonctionne ce secteur ? Chaque produit a sans doute ses spécificités, mais on peut en tracer les grandes lignes. D’abord, l’entreprise technologique fonctionne grâce à la maîtrise des données de ses utilisateurs et utilisatrices. Transmises gratuitement, elles alimentent les algorithmes qui dessinent en retour une « vie » idéalisée, du point de vue de l’entreprise. Cette vie idéalisée sert à diriger les besoins des utilisateurs et utilisatrices par des recommandations, des publicités et, avec l’intelligence artificielle, des « vérités » à suivre. Le but de cette « vie » parallèle créée par la technologie est de rendre l’usager rentable et dépendant, en lui dictant un comportement choisi par le capital technologique.Mark Zuckerberg, Donald Trump et Elon Musk.  © Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart avec AFP

Les géants de la tech (« Big Tech ») ont donc une vision prédatrice de leurs usagers et usagères. Cette vision est, par ailleurs, naturellement expansionniste. Pour faire fonctionner au mieux les algorithmes et être le plus rentable possible, il faut contrôler la part la plus importante de la population. Pour ce faire, les Big Tech n’ont pas recours qu’à la technologie, ils ont aussi massivement recours à la finance. Soutenues pendant des années par les banques centrales, leurs capitalisation boursières sont massives, et leurs actions peuvent être utilisées pour prendre le contrôle de toutes les entreprises « innovantes » du secteur.

Cela leur permet à la fois d’écarter des concurrents potentiels et d’élargir leurs bases de données. En passant, cela permet aussi de rallier à leurs intérêts les entreprises plus petites du secteur, dont le seul but devient alors de se faire absorber par les plus grosses et qui, partant, sont solidaires des intérêts de leurs propres prédateurs.

À ce stade, l’économie politique des Big Tech n’est pas épuisée, mais, déjà, apparaît un élément central : c’est un secteur rentier dont le fonctionnement vise à s’émanciper de la concurrence et des évolutions de conjoncture. Le cœur de cette rente, c’est la prédation des utilisateurs et des technologies.

Une course à l’hégémonie sociale et économique

Pour produire du profit, les Big Tech pratiquent l’optimisation fiscale à grande échelle. Elles doivent aussi disposer de ressources bon marché et abondantes. L’économie numérique n’est pas « dématérialisée » comme on l’entend trop souvent : elle est, au contraire, fortement dépendante d’une énergie abondante et bon marché et de matières premières très concrètes. Les données sont stockées dans des serveurs très énergivores, et les terminaux d’utilisation nécessitent une consommation effrénée de métaux plus ou moins rares.

Cette consommation est nécessairement en croissance rapide, pour deux raisons. D’abord parce que la dépendance des usagers et usagères est entretenue par la création de nouveaux besoins, qui supposent des « nouveautés » gourmandes en énergie et en matières premières. On le voit avec l’intelligence artificielle (IA), qui nécessite à la fois des matériaux nouveaux et un volume inédit d’énergie, mais aussi avec les autres « innovations » du système, comme les nouveaux téléphones ou les cryptos. Les centres de data, l’IA et les cryptomonnaies pourraient, selon l’Agence internationale de l’énergie, atteindre une consommation de 1 000 térawattheures (TWh) en 2026, soit la consommation actuelle d’un pays comme le Japon.

À cela s’ajoute le besoin hégémonique de la technologie. On a vu qu’il était un élément central de son modèle économique : il faut toucher de plus en plus de personnes dans des domaines de plus en plus présents dans leur vie quotidienne. Autrement dit, quand bien même les innovations unitaires de la tech seraient moins gourmandes en énergie et en ressources (ce qui est rarement le cas), le besoin de toucher le plus de personnes possible multiplie les besoins de consommation de ces ressources. C’est le piège dans lequel toute logique de « croissance verte » est prise. Mais c’est particulièrement vrai pour ce secteur.

Enfin, pour produire du profit, la tech a besoin d’un monde du travail soumis. À deux niveaux. En interne, d’abord : pour maintenir le coût du travail bas, les Big Tech sont des habituées de la répression de leurs salariés. L’image de l’entreprise « cool » avec babyfoot est bien loin désormais. Comme le rappelle l’autrice britannique Grace Bakeley, Elon Musk a toujours lutté contre l’implantation d’un syndicat chez Tesla. Il a, plus tard, défendu l’idée de licencier celles et ceux qui menacent de faire grève, tandis qu’il a été plusieurs fois épinglé pour ne pas respecter le droit du travail chez SpaceX. Ce combat contre les syndicats est aussi au cœur des actions de Facebook ou d’Amazon.

Plus généralement, les entreprises de la tech ne goûtent guère la pensée critique de leur propre action. Comme on l’a vu, leur but est de construire une vie idéale (selon eux) de leurs usagers à laquelle ces derniers devront se conformer. Pour reprendre les termes de Guy Debord, les Big Tech sont la substitution du non-vivant au vivant, c’est-à-dire du capital au travail. La représentation algorithmique du monde doit prendre le pas sur tout ce qui est directement vécu. Dès lors, toutes les actions ou pensées critiques de la domination sont une menace pour le modèle économique du secteur.

La pression sur la rente technologique

Le profit des grandes entreprises technologiques est donc issu d’une rente qui, elle-même, repose sur la capture des ressources matérielles et de la vie humaine. Comme le remarque à propos de Mark Zuckerberg la journaliste d’investigation Julia Angwin dans le New York Times, celui-ci « ne gagne pas en innovant mais en faisant de la politique ». Tant qu’elles étaient en croissance sous la protection des États, ces sociétés défendaient l’ordre en place. Elles pouvaient alors faire l’éloge d’une société libérale démocratique qui leur permettait de s’épanouir.Microsoft, Meta, OpenAI, Google ou Uber ont aussi très largement financé la campagne de Donald Trump.  © Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart

Mais la puissance acquise par les Big Tech les a élevées au niveau des États, dont elles sont devenues des concurrentes. Les États ont réagi sur deux modes. Certains, comme la France, ont déroulé le tapis rouge lors des fameuses journées « Choose France » de Versailles où Emmanuel Macron, qui, par ailleurs, a abaissé la fiscalité du capital pour leur complaire, cherchait à obtenir leurs faveurs. Il s’agissait de tenter de profiter de leur puissance pour améliorer la croissance du pays.

D’autres, comme le Brésil récemment dans son bras de fer avec X, ont cherché à réguler et à ramener les Big Tech sous la domination étatique. D’autres encore, comme la Chine, ont lancé leurs propres entreprises concurrentes de la technologie états-unienne, avec un succès certain.

Ce conflit avec les États a pris des formes multiples, que ce soit dans le domaine de la régulation des données, dans celui des règles environnementales ou encore de l’évasion fiscale. Toutes ces mesures ne mettaient certes pas la survie des groupes technologiques en danger immédiat, mais elles remettaient en cause leur modèle économique en contestant leur hégémonie.

En retour, le secteur technologique a cherché à s’affranchir des règles, notamment dans le domaine financier où, pour échapper aux règles de transparence et de publicité, les entreprises sont de plus en plus réticentes à se coter en Bourse.

À la fin des années 2010 et depuis la crise sanitaire, la situation s’est durcie. Si les Big Tech sont des entreprises prédatrices, leur modèle repose sur la capture d’une valeur précédemment créée. Autrement dit, lorsque, comme c’est le cas depuis 2008, la croissance ralentit nettement, leur modèle est mis en difficulté parce qu’il est plus difficile de capturer de plus en plus de valeur. Elles ont alors cherché à créer de nouveaux « produits » comme le fameux Metaverse plus ou moins avorté de Meta, les « NFT » et, maintenant, l’intelligence artificielle. Mais ces développements coûtent cher et offrent une rentabilité incertaine.

Meta est sans doute le meilleur exemple de cette évolution. Ses perspectives de croissance sont faibles, ses innovations décevantes et TikTok menace sa domination. Ce groupe est, souligne Julia Angwin, l’exemple d’un groupe « qui n’a plus d’idées ». C’est, au reste, assez logique, compte tenu du système inhérent au capitalisme technologique contemporain centré sur la capture.

Si ces groupes sont donc « techno-féodaux » au sens où ils sont centrés sur la capture et la rente, ils restent intégrés dans le cadre plus global du capitalisme : ils dépendent de la production de valeur et de la croissance de cette dernière, et ne sont pas à l’abri de l’émergence de concurrents capables de concentrer le même pouvoir.

Pour contourner ces obstacles et renforcer leur hégémonie, les Big Tech sont logiquement amenées à contester toute réglementation étatique et toute limitation à l’exploitation de la nature, mais aussi à soutenir l’escalade avec la Chine, leur seule concurrente, et à réduire toute forme d’esprit de contestation dans la population.

C’est ici que ces groupes rejoignent logiquement les obsessions de l’extrême droite états-unienne qu’incarne Donald Trump. Pour asseoir leur hégémonie, il n’y a rien de mieux que de pouvoir s’appuyer sur l’État le plus puissant du monde. Ce qu’Elon Musk a compris avant les autres. Mais on ne doit pas oublier que Microsoft, Meta, OpenAI, Google ou Uber ont également très largement financé la campagne du président républicain élu.

Le programme du Trump de 2025 reflète très largement les intérêts de ce secteur. Son impérialisme devient ainsi nettement prédateur, cherchant, s’il le faut par l’annexion du Canada et du Groenland, à contrôler les ressources en minerais et en énergie nécessaires au développement de l’IA. En parallèle, cet impérialisme entend soumettre les « alliés » des États-Unis aux intérêts des Big Tech en réalisant un chantage autour des réglementations technologiques. Ou ces réglementations sont levées ou les États-Unis dégaineront droits de douane et abandon militaire des États concernés.

Cette logique est aussi applicable à la question chinoise. L’administration Trump utilise la menace de droits de douane de 60 % contre les produits chinois pour imposer un accord commercial global où, selon les dernières informations, Washington placerait la protection de ses technologies au premier rang des priorités, tout en n’empêchant pas la poursuite de sous-traitance en Chine ou d’accès au marché chinois, qui sont très importants pour les Big Tech.

En politique intérieure, cet État qui montre les muscles à l’étranger se réduit considérablement. Les réglementations écologistes et financières doivent être levées. L’État lui-même doit être réduit, mais pas n’importe comment. Il s’agit à la fois de mettre à sac l’État au profit du secteur privé, afin de fournir à ce dernier de nouveaux marchés, mais aussi de placer la gestion de l’administration sous la coupe des géants technologiques. Selon le New York Times, le département qui sera dirigé par Elon Musk pour « améliorer l’efficience du secteur public » enverra dans les agences gouvernementales des patrons de la Silicon Valley pour redéfinir le travail de ces dernières.

Loin donc d’être, comme on peut le penser de loin, une mise sous tutelle du secteur technologique, le mouvement actuel est bien plutôt une mise sous tutelle de l’État par ce même secteur, qui va l’utiliser selon ses intérêts.

L’alignement du secteur de la technologie avec l’extrême droite a rendu cette emprise possible. L’origine de ce rapprochement réside dans le besoin de contrôle des Big Tech sur les esprits. Longtemps, certains ont pu voir dans ces dernières la pointe avancée du « capitalisme woke ». Mais cette ouverture était opportuniste et visait à élargir la base d’usagers et usagères aux minorités. En réalité, tous les éléments émancipateurs devaient, eux, être combattus en tant qu’ils venaient contraindre la domination des algorithmes et l’alignement des besoins individuels sur ceux du capital.

À mesure que les pressions s’exerçaient sur le secteur, celui-ci s’est créé un ennemi, le « wokisme », qui, en contestant la logique de la domination et partant des algorithmes, est devenu l’adversaire de la « liberté d’expression ». Le mouvement a permis d’assimiler cette « liberté d’expression » aux algorithmes censés traduire précisément l’espace public. De cette façon, les Big Tech ont lié les besoins du capital technologique à la liberté individuelle.

Naturellement, cette évolution les a rapprochées de l’extrême droite qui, par ailleurs, offrait un débouché politique puissant à leurs besoins. Comme le souligne Grace Bakeley, « les politiciens qui disent : “Écrasez les syndicats” ne gagnent pas les élections, mais ceux qui disent : “Déportez les immigrés”, si ». Comme, par ailleurs, le contexte de croissance faible exacerbe les questions de répartition au sein du monde du travail, les Big Tech sont tout naturellement venues s’appuyer sur un courant xénophobe, « antiwoke » et antisocialiste.

L’alliance entre le capital technologique et l’extrême droite est donc l’issue naturelle d’une évolution profonde du capitalisme contemporain. Elle répond à des intérêts étrangers à ceux de la société et des individus qui la composent pour maintenir, quel qu’en soit le prix, une logique de prédation.


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