Je ne serais pas arrivée là si… Chaque semaine, « Le Monde » interroge une personnalité sur un moment décisif. La Franco-Américaine, lauréate du prix Nobel d’économie en 2019, revient sur la découverte de sa vocation et sur sa rencontre avec l’économiste Daniel Cohen
Propos recueillis parIvanne Trippenbach Propos recueillis parIvanne Trippenbach
A52 ans, Esther Duflo, Prix Nobel d’économie en 2019 pour ses travaux sur la lutte contre la pauvreté, préside désormais la prestigieuse Paris School of Economics – là où elle a commencé l’économie –, à la suite de Daniel Cohen. De son bureau du Massachusetts Institute of Technology (MIT), près de Boston, la Franco-Américaine décrit en visioconférence les rencontres qui l’ont menée à l’économie du développement. Membre de la National Academy of Sciences des Etats-Unis, elle a reçu de nombreux prix et distinctions après avoir coécrit Repenser la pauvreté (avec Abhijit Banerjee, Seuil, 2012), traduit en 17 langues, ainsi qu’une dizaine de livres pour enfants.
Je ne serais pas arrivée là si…
… Si je ne m’étais pas trouvée à Moscou en septembre 1993… parce que j’avais décidé d’arrêter l’économie ! J’avais 21 ans, j’étudiais à l’Ecole normale supérieure [ENS] et j’étais partie en Russie pour travailler sur l’histoire soviétique. Je voulais quitter ma zone de confort ; le Moscou des années 1990, c’était parfait pour ça. Je vivais dans des conditions spartiates, il y avait de la violence et des kalachnikovs dans les rues. Un jour, j’étais à l’aéroport pour essayer d’aider une amie qui avait fait escale à Moscou sans visa, et, soudain, j’ai vu l’économiste Daniel Cohen, qui descendait l’escalier roulant. J’avais commencé l’économie avec lui l’année précédente, à l’ENS, et je n’avais pas accroché.
L’économie me semblait idéologiquement suspecte. Les modèles de base disent qu’il faut éviter le salaire minimal, que la redistribution conduit à des inefficacités… Elle m’apparaissait comme une discipline absurde, un langage pour justifier le statu quo et ne rien faire pour améliorer la vie des gens. C’était évidemment un jugement à l’emporte-pièce. Quand j’ai aperçu Daniel Cohen ce jour-là à Moscou, j’ai foncé vers lui pour lui demander son aide. Il n’a rien pu faire pour mon amie, mais il m’a dit : « C’est bien gentil de faire de l’histoire, sauf qu’avec l’économie vous pouvez être aux premières loges de ce qui se passe vraiment. Passez me voir demain. »
Et vous avez choisi de vous installeraux premières loges…
Je suis allée le voir, le lendemain. La séduction a opéré. Il m’a recrutée comme assistante et je me suis retrouvée au cœur de ces équipes d’économistes qui travaillaient sur la transition en Russie. Ils étaient tout-puissants et un peu apprentis sorciers. Certains étaient en contact direct avec la Banque centrale. D’autres travaillaient sur la privatisation par bons, une idée catastrophique qui fut probablement le ferment de l’oligarchie en Russie. J’ai découvert que les économistes avaient un pouvoir dangereux, que leurs idées produisaient des effets dans la vie réelle. C’était terrifiant et fascinant à la fois.
Pourquoi vous êtes-vous particulièrement intéressée à la Russie ?
Encore un hasard… J’avais appris le russe parce qu’il y avait une bonne professeure, au collège public Albert-Camus à Bois-Colombes [Hauts-de-Seine], qui cherchait des élèves. Grâce à elle, Mme Bernard, j’ai lu les grands auteurs russes, Dostoïevski, Tolstoï, Tourgueniev, Boulgakov… Et je commençais à m’intéresser aux affaires du monde, à Mikhaïl Gorbatchev, le premier secrétaire dont on disait qu’il avait la carte de l’Afghanistan imprimée sur le front. J’ai eu une correspondante là-bas, en Russie. J’y étais en août 1991, quand Gorbatchev s’est fait renverser. Un matin, on a entendu à la radio qu’il y avait un coup d’Etat, on est allées voir ce qui se passait devant la « Maison Blanche », la résidence du gouvernement russe. J’étais debout sur un bus, en tee-shirt rose, devant les caméras, avec une pancarte. Certains ont dit depuis que c’était une révolution manipulée, mais j’étais dedans, je ne le voyais pas. Voilà pourquoi, quelque temps après, j’ai voulu étudier l’histoire soviétique.
Est-ce donc par hasard qu’une jeunelittéraire, élevée entre les scoutset la paroisse de Bois-Colombes, devient une économiste mondialement reconnue, professeure au MIT à 32 anset couronnée du prix Nobel ?
Plutôt une série de circonstances positives ! Il y a énormément de coïncidences qui jouent dans la réussite de chaque individu. Disons que j’ai canalisé ces chances par l’ambition d’être utile. Au début des années 1990 toujours, la copine de l’ENS avec qui je partageais un poste de conférencière se trouvait être la petite amie de Thomas Piketty, qui était alors assistant professeur au MIT. Je ne serais pas arrivée là s’il ne m’avait pas convaincue qu’aux Etats-Unis l’économie était différente, très appliquée. Une fois rentrée en France, j’ai fait un master et postulé au MIT. Sans cette série de hasards en Russie, je ne serais jamais venue vivre dans le Massachusetts.
Dans quel environnement familialavez-vous grandi ?
Ma mère, Violaine, était médecin pédiatre, elle était engagée dans une ONG protestante qui aidait les enfants victimes de la guerre. Elle travaillait beaucoup, voyageait au Sahara, au Salvador, au Rwanda, à Madagascar. Elle nous montrait des photos de ce qu’elle avait vu. Toute petite, j’avais conscience que certains enfants avaient des vies extrêmement différentes de la mienne et qu’un jour je ferai quelque chose. Adolescente, je disais : « Je veux faire de vraies choses. » Pas seulement mettre un pas devant l’autre.
Etudier l’histoire, était-ce fairede « vraies choses » ?
Pas vraiment… Mais je viens d’une famille où l’on vénère la rigueur académique, mon père est mathématicien à l’université, mon frère philosophe à l’université. J’aurais pu aussi passer l’agrégation et être prof d’histoire à l’université ! Je m’intéressais à l’histoire depuis ces gros illustrés rouges que je lisais enfant [la collection d’Hachette], « La Vie privée des hommes ». Je me suis passionnée pour les rois, surtout Louis XIV. Ma famille, protestante, s’indignait : « Louis XIV a révoqué l’édit de Nantes, c’est l’ennemi ! » Cette période me fascinait, même si je n’aurais pas voulu vivre en tant que fille à cette époque…
Comment viviez-vous le fait d’être une fille ?
Je voulais absolument être un garçon, avoir des copains garçons. Cela avait à voir avec les attentes sociales à l’égard des petites filles ou des petits garçons. Je n’aimais pas les occupations des filles, les robes et les Barbie. Mes parents me disaient : « Tu peux faire tout ce que tu veux. » Mais c’est en grandissant que je m’en suis convaincue.
Vous aspiriez, dites-vous, à changer le monde…
Vouloir changer le monde, c’était très naïf. Il fallait avancer étape par étape, faire les choses une à une. Si on se dit : il faut trouver une solution pour éliminer la pauvreté ou vaincre le cancer, la question est mal posée. Le problème est bien posé quand on le découpe en équations plus petites, et qu’on les résout une par une, de la même manière que mon approche de la pauvreté consiste à la scinder en problèmes plus faciles à comprendre. A l’Ecole normale, j’étudiais dans le confort, j’avais une vie extraordinairement protégée et ce confort a commencé à me peser. J’avais toujours ce rêve grandiloquent d’améliorer la vie des gens, mais je n’avais encore rien fait pour avancer ! A 20 ans, on ne peut pas se satisfaire du monde tel qu’il est. Je voulais compléter l’histoire, mais je ne savais pas par quoi. Je cherchais le domaine qui me correspondait le mieux et j’avais plus de talent en mathématiques qu’en grec ancien.
Après la Russie, vous postulez donc au MIT, en 1995. Un certain Abhijit Banerjee, votre futur compagnon, vous placesur la pile des dossiers rejetés…
Les Français qui venaient en thèse au MIT étaient tous passés par Polytechnique, comme le Prix Nobel Jean Tirole. Abhijit trouvait que, pour une Française, j’avais abandonné les mathématiques trop tôt, que j’avais un profil trop littéraire pour réussir au MIT. C’est Thomas Piketty qui l’a persuadé que j’avais un niveau suffisant en maths. J’ai eu beaucoup de chance d’y entrer. C’est un lieu exceptionnel pour faire sa thèse, un environnement favorable pour prendre des risques. Je me sentais soutenue par mon institution et, à partir de là, il n’y a plus eu de hasard.
Votre chemin croise donc celui d’Abhijit Banerjee…
Il a été la chance la plus incroyable de ma vie. Abhijit Banerjee m’a ouvert le domaine de l’économie du développement, qu’il était en train de réinventer avec l’économiste Michael Kremer. Tout d’un coup, je me suis dit : « Ah, mais c’est ça que je veux faire ! » Je pensais que j’allais faire de la macroéconomie, ou continuer à étudier la transition du communisme vers l’économie de marché et, au premier cours, je me suis dit : « C’est ça qui me plaît ! Je vais pouvoir réaliser mon ambition d’enfant. Mener des recherches sur le terrain, en Inde et en Afrique. » Tous ceux qui étaient dans cette classe sont devenus des économistes du développement reconnus, le cœur d’une génération.
Vous parlez beaucoup des rencontres qui ont modelé votre trajectoire. Quelle est votre plus grande fierté personnelle ?
Dans le monde académique, en classe préparatoire, les profs sont dévoués aux élèves pour qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes. Comme une vache sacrée du Tibet que tout le monde essaie de pousser pour aller loin… Là où je suis fière de moi, c’est que j’aurais pu continuer dans cette logique, à miser sur mon intellect, écrire mes propres articles, et j’aurais sans doute réussi. Mais il y a un moment dans ma carrière où j’ai décidé que j’allais consacrer beaucoup de mon énergie à créer quelque chose qui n’existait pas, une structure qui allait changer toute une manière de travailler en économie.
C’est notre plus grande réussite, le laboratoire d’action J-PAL, qui a des centaines d’employés dans le monde entier et permet à 2 000 chercheurs de réaliser leurs projets. Je suis fière de ça, d’avoir mis les choses en place pour que d’autres s’en emparent. Ce pivot-là a été crucial, il est arrivé quand j’avais 30 ans.
Avez-vous consenti à des sacrificespour en arriver là ?
La vie est faite de choix. J’ai toujours beaucoup travaillé, tout le temps, même si j’essaie d’expliquer aux étudiants que la vie est un marathon, pas un sprint. Même en prépa, je ne faisais pas de nuit blanche. Ma chance, c’est que j’ai toujours aimé ce que je fais et j’ai fait ce pour quoi j’avais du talent. Donc je peux passer beaucoup de temps à travailler sans avoir le sentiment de rien sacrifier.
Vous recevez le prix Nobel, la consécration de votre carrière, avec votre mari…
On travaille ensemble, on vit ensemble, on fait un peu tout ensemble, le contraire aurait été très bizarre ! On était vraiment surpris, ce n’est pas de la fausse modestie. Mais comme ça s’est produit, il n’était pas étonnant que le prix nous soit attribué à nous trois, Michael Kremer, Abihijit et moi. Nous étions très jeunes pour un prix Nobel. Le prix Nobel d’économie récompense un travail qui a changé un coin de la recherche en économie ; c’est pour ça qu’en général il est remis tard, car une idée prend du temps pour essaimer.
Nous, nous avons essayé de créer un réseau, un mouvement. Nous nous sommes dit que c’était la seule manière d’atteindre une échelle suffisante pour faire la différence, pour que n’importe qui souhaitant mener un projet de développement puisse le faire, avec de l’argent, une logistique, un travail de terrain.
Pourquoi avoir choisi de prendrela nationalité américaine ?
Quand Barack Obama est devenu président en 2009, je me sentais enracinée dans ce pays, ça faisait sens d’en devenir citoyenne. Si j’avais dû abandonner ma citoyenneté française, je ne l’aurais pas fait. Avoir les deux nationalités, cela correspond à mon état d’esprit.
Etes-vous devenue l’une de ceséconomistes « apprentis sorciers » ?
J’espère bien que non. L’idée de J-PAL et de mon travail, c’est justement qu’il faut être très humble sur ce que nous savons et ce que nous ne savons pas, et que souvent les intuitions sont fausses, celles des économistes comme celles des politiques. Les faits ne correspondent pas au monde purifié des modèles. Il faut donc expérimenter et évaluer avant d’adopter des politiques ou des programmes à grande échelle. Cela dit, ce n’est plus une posture révolutionnaire : ce que je fais est tout à fait conventionnel et accepté. La profession elle-même s’est diversifiée, l’économie est de plus en plus empirique. J’espère que mon travail a pu contribuer à montrer un autre visage de l’économie.