Dans un entretien au « Monde », le sociologue revient sur l’évolution des Gafam, ces géants du Web qui se disent héritiers de la contre-culture américaine mais sont aujourd’hui les alliés du pouvoir capitaliste en place.
Sébastien Broca est sociologue et maître de conférences en science de l’information et de la communication à l’université Paris-VIII. Dans son livre Pris dans la Toile (Seuil, 288 pages, 23 euros), il raconte comment les géants du numérique ont récupéré à leur profit les idéaux des pionniers d’Internet. Son récit s’intéresse aux différents mouvements critiques de cette évolution, pour mieux saisir les ressorts d’un échec politique.
Expliquez-nous de quoi étaient faites les utopies d’Internet, récupérées par les entreprises du numérique…
Ces utopies portaient l’espoir que les technologies numériques, l’informatique et Internet, soient des technologies émancipatrices. Elles feraient advenir une société qui laisserait plus de place à l’autonomie individuelle, aux capacités collectives d’auto-organisation et permettraient d’abattre un certain nombre de pouvoirs institués, comme les Etats ou les grandes entreprises. Plus généralement, elles seraient un outil de démocratisation.
Qui défend alors ces principes ?
Les acteurs sont assez divers. Parmi ceux qu’on appelle souvent les « pionniers d’Internet » : des chercheurs, des informaticiens, mais aussi des personnalités associées à la contre-culture californienne. Stewart Brand, par exemple, qui avait créé le Whole Earth Catalog dans les années 1970. Ou John Perry Barlow, une grande figure de la contre-culture californienne, auteur de la Déclaration d’indépendance du cyberespace, en 1996.
Ces deux mondes – l’informatique et la contre-culture – se rejoignent au sein des premières associations de défense des libertés numériques, comme l’Electronic Frontier Foundation [EFF] cofondée par John Perry Barlow en 1990. En France, La Quadrature du Net s’en inspirera à sa création, en 2008.
D’autres acteurs défendant ces principes sont plus inattendus. Ce sont ceux que vous appelez les « Big Tech ». Qui sont-ils ?
Ce sont les grandes entreprises du numérique. Je les appelle « Big Tech » plutôt que Gafam [Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft], à cause de leurs changements de noms et de l’arrivée de nouveaux entrants, comme OpenAI. De la même manière que l’industrie automobile était au cœur du capitalisme fordiste, ces entreprises dominent le stade actuel du capitalisme, quel que soit le nom qu’on lui donne : informationnel, cognitif, numérique, de surveillance…
Elles entretiennent des relations étroites avec l’utopie d’Internet. Dès la fin des années 1990, elles s’arriment à ces idéaux pour légitimer leur existence et polir leur image. Le récit qui voudrait que les géants d’Internet aient gagné contre les mouvements alternatifs est un peu simpliste, dans la mesure où les relations entre ces acteurs sont depuis longtemps entremêlées.
Quel genre de relations entretiennent-ils ?
De nombreux acteurs vus comme alternatifs sont dépendants économiquement des Big Tech. La Fondation Mozilla, qui développe le logiciel libre Firefox, est depuis longtemps financée par Google, tout en étant l’un de ses concurrents. L’Electronic Frontier Foundation a reçu des dons de Google ou de Meta, alors même que ses combats (la défense de la vie privée en ligne, de la liberté d’expression et de la concurrence) se heurtent au pouvoir de ces entreprises.
Réciproquement, les Big Tech dépendent de certaines technologies alternatives, notamment les protocoles et les logiciels open source. WhatsApp de Meta utilise par exemple le protocole cryptographique open source de Signal, une messagerie propriété d’une fondation à but non lucratif. Cette interdépendance fait penser à une symbiose, une dépendance mutuelle.
L’un des exemples que vous citez est la longue bataille pour la liberté d’expression en ligne…
Dès 1996, l’industrie naissante du Web obtient un amendement-clé : la section 230 de la loi Communications Decency Act. Il définit la responsabilité juridique des entreprises qui offrent aux internautes des moyens de s’exprimer, sur des sites personnels, des forums, plus tard sur les réseaux sociaux. La question est alors déjà de savoir si les plateformes numériques doivent être considérées comme des « tuyaux » neutres, sans responsabilité sur les contenus qu’elles diffusent, ou comme des « médias », comptables de ce qu’elles publient. La section 230 répond qu’elles sont les deux, qu’elles ont une totale liberté éditoriale, mais sans les responsabilités afférentes.
Ce texte sera ensuite une aubaine pour les grands réseaux sociaux commerciaux comme Facebook. Il leur donne beaucoup de liberté et peu de responsabilité. Il devient aussi un totem pour les militants des libertés numériques, EFF en tête, qui prétendent que tout renforcement de la responsabilité des plateformes pousserait celles-ci à censurer de nombreux discours et à détruire la liberté d’expression en ligne.
Ces derniers ont cependant dû déchanter…
La position des militants partait d’une vision optimiste, selon laquelle la parole en ligne allait s’autoréguler, marginalisant naturellement la désinformation, les discours de haine ou le harcèlement. Ce n’est pas ce qui est advenu, comme on s’en est aperçu au cours des années 2010. Aux Etats-Unis, les progressistes demandent à cette époque aux Big Tech d’intervenir plus vigoureusement pour protéger les locuteurs vulnérables. La droite et l’extrême droite s’engouffrent alors dans la brèche et dénoncent le pouvoir de censure des Big Tech.
Ce retournement est douloureusement ironique. L’extrême droite se réapproprie l’utopie d’un espace public dégagé du pouvoir des gatekeepers [« chiens de garde »]. Elle profite aussi de législations historiquement défendues par les progressistes, comme la section 230, pour imposer ses thématiques réactionnaires. L’évolution de Twitter avec Elon Musk en est un exemple.
Comment expliquer ce retournement, qu’on observe aussi dans les domaines de la protection de la vie privée ou de la lutte contre les monopoles ?
De manière générale, certains mouvements sociaux du numérique ont pu fournir aux Big Tech des justifications idéologiques – l’utopie d’Internet –, mais aussi des technologies performantes – les logiciels open source – et un environnement réglementaire favorable – la section 230 et certaines dispositions en matière de propriété intellectuelle.
Par ailleurs, de nombreux militants ont voulu régler des problèmes comme celui de la vie privée en ligne par des solutions techniques ou juridiques, sans remettre en cause la dynamique de numérisation elle-même.
La question des alternatives numériques est importante, mais elle devrait s’accompagner d’une réflexion plus large sur la numérisation de nos existences. Jusqu’où aller dans la numérisation des services publics ? Mettre des IA [intelligence artificielle] partout est-il bénéfique ? L’IA générative précarise certaines professions et dévalorise certaines compétences, peu importe qu’elle soit française ou américaine, fermée ou open source…
A mon sens, une autre limite a été une focalisation parfois excessive sur la question du contrôle de l’espace en ligne par les Etats. Pendant longtemps, cela a conduit certains militants à négliger les dangers du pouvoir privé de Facebook ou Google.
D’autres types de critiques du pouvoir des Big Tech ont aussi émergé. Quelles sont-elles ?
Certaines critiques radicales ont émergé de l’intérieur de la Silicon Valley. L’actuelle présidente de Signal, Meredith Whittaker, ou encore la spécialiste de l’IA Timnit Gebru ont travaillé chez Google. Elles ont contribué à porter dans l’espace public des questions importantes comme celles des biais raciaux des systèmes d’IA, de leur consommation énergétique ou de la précarisation du travail.
Leur discours se distingue de celui d’autres « repentis de la tech », qui ont mis en scène leur prise de conscience des dangers de l’industrie, mais souvent en crédibilisant de manière paradoxale les promesses de celle-ci. Lorsque ces repentis pointent le « risque existentiel » de l’IA, ils valident le discours des Big Tech sur la puissance de ces technologies. Ils négligent aussi des questions moins « existentielles », mais plus actuelles.
Je me suis enfin intéressé à d’autres critiques, qu’on peut caractériser comme néoluddites ou anti-industrielles. Leur discours est beaucoup plus radical. Il consiste à défendre une désescalade technologique, en disant que le problème n’est pas la mainmise des Big Tech sur la technologie numérique, mais les technologies numériques elles-mêmes.
Qu’apportent ces critiques ?
Les grands projets alternatifs comme Wikipedia, Linux ou Signal ont apporté des bénéfices importants à la société. En revanche, ils n’ont pas réussi à modifier l’ordre économique numérique ou à affaiblir le pouvoir des Big Tech. Certaines critiques plus radicales ont pour intérêt de replacer les technologies numériques dans leur contexte social et environnemental de production. Cela permet d’échapper au « fétichisme des technologies » et d’interroger les rapports sociaux et les rapports à la nature dont le numérique, qu’il soit dominant ou alternatif, est aujourd’hui le produit. Cet article est paru dans Le Monde (site web)