Mathieu Dejean
16–20 minutes
À chaque soulèvement depuis les années 2010, les pouvoirs font face à une nouvelle arme : des milliers de téléphones qui filment la joie, l’espoir, la répression, et diffusent ces vidéos sur les réseaux sociaux.
Des révoltes arabes aux « gilets jaunes », de l’explosion sociale au Chili à la révolution féministe en Iran, des foules d’anonymes misent sur le pouvoir des images pour influer sur le cours des événements. « Sans les images, le soulèvement n’aurait pas eu lieu »,disait un Tunisien en 2011, après la chute de Ben Ali.
Partant de son terrain d’enquête sur les usages de la vidéo numérique par les acteurs du processus révolutionnaire tunisien, la chercheuse Ulrike Lune Riboni signe un essai érudit sur l’histoire des expériences audiovisuelles militantes : Vidéoactivismes. Contestation audiovisuelle et politisation des images (Amsterdam, 2023, sortie le 19 mai). En filigrane, elle interroge cette croyance très forte dans le pouvoir subversif des images. Ulrike Lune Riboni à Paris, le 16 mai 2023.
Du cinéma militant des années 1930 aux vidéos filmées au téléphone portable, elle exhume des expériences joyeuses et radicales souvent tombées dans l’oubli, comme le tiers-cinéma, Indymedia ou Zalea TV. Si, historiquement, les médias, le cinéma et la télévision étaient les « armes de l’ennemi », des activistes vidéo se les sont efficacement réappropriées, jusqu’au récent mouvement contre la réforme des retraites.
La crainte que ces images inspirent au gouvernement Macron ne trompe pas. À certaines conditions, les contre-récits qu’elles tissent peuvent jouer un rôle déterminant dans la mobilisation et la lutte contre les violences policières.
Mediapart : D’où vient la complicité historique entre les images et le pouvoir dominant ?
Ulrike Lune Riboni : Dès l’origine, l’image d’enregistrement – la photographie et l’audiovisuel – sert le contrôle social. Dans l’espace judiciaire, avec la photographie anthropométrique, l’image sert à la reconnaissance des criminels et par extension à l’établissement d’un « type criminel ».
Dans d’autres institutions, telles que la médecine, ou encore dans l’entreprise coloniale, elle soutient les idéologies biologisantes du XIXe siècle, à travers les représentations de la déviance innée ou encore des différences raciales.
Pendant très longtemps, et encore aujourd’hui, les représentations cinématographiques reproduisent et alimentent les rapports sociaux de genre, de race et de classe. Il y a donc un enjeu à se réapproprier les représentations, mais aussi les techniques elles-mêmes, pour rendre visibles celles et ceux qui ne sont pas représentés, et produire des alternatives au cinéma et au monde médiatique dominants.
Les premiers à se réapproprier cet outil sont des cinéastes militants comme Leo Hurwitz ou Alexandre Medvedkine. Comment théorisent-ils le pouvoir des images ?
Ces cinéastes, depuis des espaces culturels et sociaux très différents, investissent les images d’un pouvoir de révélation. Alexandre Medvedkine, qui est très lié à l’entreprise soviétique (il est directement financé par le parti communiste), veut filmer la classe laborieuse soviétique pour révéler ce qui se veut être la réalité des travailleurs et des travailleuses. Il développe le ciné-train, qui est littéralement un train équipé d’un matériel permettant à la fois de filmer, de développer les pellicules et de les projeter. Il faut imaginer que dans ces années 1930, la projection est un événement, et même un choc.
Peut-être pour la première fois dans l’histoire, le film est devenu une arme aussi terrible qu’une grenade.
Sergueï Eisenstein, cinéaste et théoricien du cinéma soviétique
Le cinéaste états-unien Leo Hurwitz, surtout connu pour avoir filmé le procès Eichmann, a pris part à plusieurs expériences collectives de cinéma militant, comme la Workers Film and Photo League, collectif ancré lui aussi dans l’idéal communiste. C’est une période où des théoriciens des techniques pensent que le cinéma va réconcilier les hommes entre eux, dépasser les frontières, créer une internationale ouvrière et de luttes.
« Peut-être pour la première fois dans l’histoire, le film est devenu une arme aussi terrible qu’une grenade », disait le compatriote de Medvedkine Sergueï Eisenstein. On retrouve la méthaphore du cinéma comme arme dans la bouche de nombreux autres cinéastes et vidéastes, comme dans le collectif The Newsreel par exemple, créé en 1967 à New York pour documenter les manifestations et leur répression.
Dans ces mêmes années le « tiers-cinéma », ou « cinéma guérilla », voit le jour en Amérique latine. Quel a été l’apport de ce courant ?
On est dans un moment où il faut dénoncer les rapports Nord-Sud. Il faut des images cinématographiques et médiatiques produites par les « Suds ». L’enjeu se place ici : dans une contre-histoire des luttes et du monde, alors que l’Occident domine à la fois dans le cinéma et dans le monde médiatique.
Le manifeste Hacia un tercer cine, signé par les réalisateurs Fernando Solanas et Octavio Getino, est très important : il marque une génération de cinéastes et de militants, traverse les frontières, est traduit en français et dans énormément de langues. On y lit par exemple cette phrase, qui rejoint la conception de la caméra comme arme : « La caméra est une inépuisable arracheuse d’images-munitions, l’appareil de projection une arme capable de lancer 24 photographies à la seconde. »
Ce groupe a réalisé un film, « L’heure des brasiers », dont vous dites qu’il est devenu mythique. Pourquoi ?
Ce film a commencé à être tourné en 1965, mais n’a été terminé que des années plus tard, en 1968, dans la clandestinité, car le groupe a été contraint de quitter l’Argentine par la dictature militaire. Il dure presque cinq heures, et c’est un film très conceptuel dans sa forme, qui pousse la réflexion sur la manière dont un film peut mobiliser, en particulier au travers de l’expérience collective de la projection. Le manifeste, fondé par l’expérience du film, parle de cinéma, mais aussi déjà du monde médiatique.
Dans les années 1970, on assiste à une transformation radicale du monde médiatique et à des contestations de la domination des agences de presse européennes et états-uniennes et de la circulation internationale de l’information. C’est le début d’une critique décoloniale de ces institutions – le cinéma et le monde médiatique.
On connaît mieux en France un film comme « Le fond de l’air est rouge », de Chris Marker, sorti en 1977 et qui ramasse des expériences révolutionnaires passées dans un registre plutôt mélancolique. « L’heure des brasiers », à l’inverse, est-il un appel à la mobilisation ?
Complètement, son enjeu est la mobilisation. Cette idée apparaît chez les premiers théoriciens du montage, qui pensent que le film est un outil mobilisateur, et non pas un outil de la mélancolie. On pense faire agir le spectateur par le cinéma. Le film doit permettre la parole, le débat dans la salle de projection, de mobiliser au sens de « rendre mobile ». C’est ancré dans la démarche de Fernando Solanas et Octavio Getino, et de toutes celles et ceux qui participent de cette expérience. Leur démarche a inspiré beaucoup de collectifs par la suite.
L’arrivée d’internet et la démocratisation de la vidéo ont changé la donne. Des vidéoactivistes ont tenté des expériences d’« information par le bas » en se saisissant de cet espace. Vous rappelez que le site Indymedia, par exemple, a joué un rôle important dans la dénonciation des violences policières lors du contre-sommet du G8 à Gênes en 2001.
C’est une histoire médiatique et militante qu’on a injustement oubliée. Indymedia est une expérience médiatique conduite sur internet et fondée sur le format de publication ouvert, née dans les collectifs vidéoactivistes en 1999.C’était un réseau international d’information par le bas d’une puissance folle, dont les membres avaient conscience de l’intérêt de filmer.
Le contre-sommet de Gênes est un des premiers moments où les médias traditionnels ont été contraints d’avoir recours à leurs images. C’est aussi un des premiers moments où des vidéos produites par des militantes et des militants sont accessibles en ligne – même si c’était alors long et fastidieux. Youtube n’est pas encore là, mais des contenus vidéo circulent internationalement. Ça transforme la perception de cet événement.
Il y a deux événements fondamentaux à Gênes : le meurtre de Carlo Giuliani, et l’école Diaz, dans laquelle des centaines de manifestants et manifestantes ont été été tabassés puis torturés au poste de police.
Dans le premier cas, la contre-enquête reposait sur des vidéos et surtout des photographies – on voit le 4 × 4 de police rouler sur le corps inanimé de Carlo Giuliani, et on a l’image qui précède le moment où la balle part. Dans le second cas, l’école Diaz, ce sont aussi des images qui prouvent et contestent la version policière. Les cocktails Molotov qui auraient été trouvés sur les lieux se révèlent avoir été amenés par les policiers.
C’est grâce aux images filmées par les activistes vidéos du Media Center qu’on a pu le démontrer. Ces images ont été convoquées lors des différents procès, mais les policiers responsables d’un des moments les plus dramatiques de l’époque au niveau européen n’ont pour la plupart pas été condamnés – à commencer par le meurtrier de Carlo Giuliani.
Filmer au mépris du danger est une forme de contestation, surtout quand on filme la police.
Il y aussi eu des tentatives d’investir des espaces médiatiques traditionnels. C’était le cas de la chaîne Zalea TV, abréviation de TtéléviZone d’Action pour la Liberté d’Expression audiovisuelle…
Encore une histoire oubliée ! En 1999, ce collectif tente d’aller sur les réseaux traditionnels et d’obtenir du CSA un canal hertzien, pour diffuser au niveau national. Ils l’obtiennent en 2000 : même si le canal n’est pas aussi puissant que ceux des chaînes commerciales nationales, c’est une décision sans précédent. C’est la première réussite d’une stratégie contre-hégémonique, qui va sur le terrain des médias traditionnels. Le canal leur est finalement retiré au prétexte de l’élection présidentielle de 2002.
C’est une histoire très importante, car cette stratégie a été complètement abandonnée. On peut considérer que Le Media a été une tentative de ce genre, mais il n’a pas essayé d’aller sur les canaux traditionnels. C’est très peu pensé par les médiactivistes d’aujourd’hui, qui restent dans la marginalité, la revendiquent et ne tentent pas de pénétrer dans les espaces qui sont ceux des médias traditionnels.
Aujourd’hui, avec les smartphones, la multiplication du nombre d’émetteurs est telle que, dans des contextes de soulèvements, c’est le fait même de filmer qui devient un acte de contestation audiovisuelle. C’est un tournant ?
À partir du moment où on a toutes et tous un téléphone et donc une caméra dans la poche, des pratiques nouvelles émergent. Il y a encore des collectifs vidéo, mais ils s’affaiblissent, et il y a une perte de croyance dans la pratique collective de la vidéo. Tout un chacun peut être vidéaste, et tout un chacun le devient, avec tout ce que ça implique. Des gens qui n’ont pas de formation politique se saisissent de l’outil.
À partir du moment où, en Tunisie, on brandit un téléphone, dans un contexte répressif extrêmement violent, ce geste signifie qu’on est conscient de vivre un moment historique, et qu’on veut partager ce qui se passe. Tous les entretiens que j’ai menés le démontrent : il y a un besoin de partage, on est dans une volonté de visibiliser. Filmer au mépris du danger est une forme de contestation, surtout quand on filme la police. Cela s’est vu aussi au moment des « gilets jaunes ». « Vidéoactivismes. Contestation audiovisuelle et politisation des images », d’Ulrike Lune Riboni, aux éditions Amsterdam. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
À quels moments toutes ces images ont-elles fait reculer les autorités, ou bouleversé les représentations ? Le pouvoir qu’on leur prête existe-t-il vraiment ?
Ce dont on est sûr, c’est qu’elles ne sont pas sans effet. Dans différents contextes, elles ont participé à mobiliser concrètement et véritablement. Dans la période où l’accès aux images était rare, voir un film touchait les affects de manière très forte. Plus récemment, lors du soulèvement tunisien en 2011, on a vu déferler des images de gens en lutte, de foules dans les rues qui ont eu un écho très puissant. Il y a dans ces images de l’euphorie, de la joie, de l’exaltation, les gens filment pendant sept minutes parce qu’ils sont ébahis. Ça produit des récits euphorisants.
Si les images ne parviennent donc pas toujours à faire office de « preuve » pour contrecarrer le discours officiel, il y a de fortes chances qu’elles aient un agir et qu’elles participent à mobiliser. Dans l’enquête que j’ai faite en Tunisie, ça revenait dans les témoignages : « Sans les images, le soulèvement n’aurait pas eu lieu », « Le soulèvement du bassin minier en 2008 a été écrasé faute d’images », etc. On a la conviction que les images agissent.
Les plus convaincus des effets des images sont nos gouvernements, qui tentent de les entraver. L’État est en train de réarmer la police de milliers d’yeux.
Pour autant, je ne suis pas certaine que ce soit toujours le cas. En 2019, certains de ceux qui ont filmé les « gilets jaunes », comme le collectif Nantes révoltée, étaient convaincus que filmer des émeutes ou des affrontements pouvait avoir un effet d’entraînement. Je pense pour ma part que le rapport à certains types de répertoires manifestants et à certaines images est socialement construit, et que des gens y restent hermétiques en raison de leur socialisation. Il faut qu’il y ait un commun partagé pour adhérer et se sentir entraîné par ce type d’images.
Il arrive aussi que les images, qu’on croit incontestables, ne parviennent pas à faire preuve. Le meurtre de Rodney King, cet Afro-Américain de 26 ans passé à tabac par des policiers à Los Angeles en 1991, a été filmé, mais les images n’ont pas eu gain de cause…
C’est en effet un échec au sens judiciaire : ces images échouent à prouver. On réalise alors qu’on peut transformer le sens des images, qu’elles ne sont pas transparentes. La socialisation des regards est tellement puissante que ce corps noir victime d’une violence insensée persiste à être perçu comme menaçant. Mais là où elles n’échouent pas, c’est à mobiliser. Le champ judiciaire est un champ très spécifique, avec ses propres codes, ses propres règles, qui évolue lentement.
Pendant le procès du policier qui a tué George Floyd, en 2021, il y a eu une tentative de retournement du sens des images, absolument similaire à ce qui s’est passé pendant le procès des policiers dans l’affaire Rodney King. Un geste de protection – un bras levé – est devenu un geste d’agression. Dans un cas, on dit qu’il cherche à récupérer de l’air – c’est donc qu’il étouffe –, et dans l’autre on dit qu’il se relève, et donc qu’il menace. La même chose se joue, mais le meurtrier de Floyd a été condamné.
L’image a pu jouer un rôle de la mobilisation, prenant appui sur une longue histoire de luttes contre le racisme policier. Ces mobilisations sont alimentées par l’indignation, elle-même alimentée par les images.
Dans la « guerre des images », la police n’a-t-elle pas un retard sur les contestataires ?
Elle est en train de le rattraper. En 2011 en Tunisie, l’asymétrie du voir penchait clairement en faveur des manifestations. La police était prise de court, et l’État a tenté de censurer internet et d’empêcher la circulation des images, ce qui était impossible. Des milliers de caméras sont apparues d’un coup dans toutes les rues, et en face, il n’y avait pas grand-chose.
Aujourd’hui, dans cette guerre des images, on peut d’abord remarquer que les plus convaincus des effets des images sont nos gouvernements, qui tentent de les entraver.
Le gouvernement Macron a par exemple essayé – en vain – de faire passer l’article 24 de la loi Sécurité globale, qui visait à punir de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende la diffusion d’images avec l’intention de « porter atteinte à l’intégrité physique ou psychique » d’un agent.
L’État est par ailleurs en train de réarmer la police de milliers d’yeux. En face, on aura désormais des caméras de vidéosurveillance automatisées, des drones, des caméras sur des hélicoptères – et pas n’importes lesquelles –, des caméra piétons, des caméscopes portés par les policiers. Cette multiplication dit quelque chose du besoin de produire un point de vue qui puisse être l’envers des images des manifestants, et donc aussi de leur croyance dans le pouvoir de ces images.