Gaétan Supertino Dieu incarné, rabbin, mystique : qui était vraiment Jésus ? Depuis le début des études critiques sur les Evangiles, des centaines de chercheurs ont tenté de lire entre les légendes pour cerner les contours historiques du fondateur du christianisme.
Les historiens ont-ils encore quelque chose à dire sur Jésus de Nazareth ? Le flot d’ouvrages consacrés à la vie de ce juif de Galilée ayant vécu il y a deux mille ans ne se tarit pas, comme en témoigne la production éditoriale de ces deux dernières années, du Jésus des historiens. Entre vérité et légende, du chercheur Pierluigi Piovanelli (PUF, 2023), à La Quête du Christ historique, du bibliste Anthony Giambrone (Les Belles Lettres, 528 pages, 35 euros), en passant par La Vie de Jésus (Cerf, 2023), du vaticaniste Andrea Tornielli, ou la réédition du Fils de Dieu (Cerf, 432 pages, 32 euros), de l’exégète et traducteur dominicain Etienne Nodet (1944-2024) – pour ne citer que quelques ouvrages francophones.
De nombreuses universités internationales, confessionnelles ou non, emploient des chercheurs travaillant sur le Jésus historique : certains se réunissent dans le cadre de conférences organisées régulièrement par des réseaux académiques, tels la Studiorum Novi Testamenti Societas (SNTS, Société des études du Nouveau Testament), à Cambridge, le Réseau de recherche en analyse narrative des textes bibliques (Rrenab) pour le monde francophone, le Colloquium Biblicum Lovaniense, à l’université de Louvain, en Belgique, ou la grande foire américaine de la Society of Biblical Literature (SBL), qui réunit des milliers de biblistes du monde entier.
A première vue, rien de surprenant à cela : Jésus est probablement le personnage le plus célèbre de la planète. Il est vénéré par 2,5 milliards de chrétiens, qui voient en lui le « Christ » (du grec khristos, « oint, messie », désignant le sauveur annoncé par la Bible hébraïque et dont le retour est prévu à la fin des temps), mais aussi par 2 milliards de musulmans, qui le considèrent comme un prophète à dimension eschatologique.
L’une des rares données qui font consensus aujourd’hui est que Jésus n’est probablement pas né le 25 décembre précédent l’an 0, puisque les sources mentionnant sa naissance la situent durant le règne d’Hérode le Grand, mort en 4 avant J.-C. Mais que peut-on dire de plus ? Y a-t-il matière à enquête historique dans les récits contant les pérégrinations d’un guide spirituel venu de la modeste ville de Nazareth, quasi inconnu de ses contemporains et se manifestant soudainement, quelques mois avant sa mort, pour faire marcher les boiteux, ressusciter les morts et convertir les cœurs à son message ?
Deux mille ans d’interprétations religieuses
A bien des égards, Jésus interroge le métier d’historien : il est difficile d’aborder avec rigueur un objet d’étude qui a fait l’objet de deux mille ans d’interprétations religieuses. Les chercheurs butent d’abord sur la fiabilité des sources : les récits les plus anciens et les plus complets nous viennent de ses disciples qui, cherchant à défendre leur foi, sont par définition soupçonnés de partialité. « Les premiers chrétiens ont composé une biographie croyante de Jésus, décrypte le bibliste suisse Daniel Marguerat. Ce qui les intéressait, c’était de savoir comment Dieu s’était manifesté à travers cet homme. Il ne s’agissait donc pas d’une démarche d’historien au sens moderne du terme. »
Faut-il pour autant rejeter en bloc leurs récits ? Ce n’est pas l’avis de ce chercheur de l’université de Lausanne. « Les écrits des premiers chrétiens sont saturés de détails géographiques, de références culturelles au judaïsme palestinien, d’une foule de renseignements qui montrent qu’ils ne souhaitaient pas faire mémoire d’un mythe, mais d’un personnage inséré dans une histoire, poursuit Daniel Marguerat, auteur de Vie et destin de Jésus de Nazareth (Seuil, 2019). Tous ces détails sont précieux pour les historiens. »
Les documents les plus anciens parvenus jusqu’à nous sont les lettres de Paul de Tarse, écrites autour de l’an 50. L’apôtre y mentionne quelques paroles de Jésus, évoque la crucifixion et la résurrection, en fait un descendant du roi biblique David né d’une femme israélite, écrit qu’il avait des « frères » (de sang ou de foi, le sujet est encore débattu) et qu’il s’était entouré de douze disciples.
La plupart des événements de la vie de Jésus sont rapportés par les Evangiles, dont la mise par écrit n’est attestée qu’une quarantaine d’années après sa mort. Dans ces textes écrits par des disciples de Jésus, les éléments biographiques, parfois contradictoires, se mêlent aux discours de sagesse et aux événements miraculeux. A partir de la fin du IIe siècle, quatre d’entre eux, attribués à des contemporains de Jésus – Matthieu, Marc, Luc et Jean –, sont adoptés par la majorité des Eglises de l’Antiquité et progressivement fixés comme « canoniques ». D’autres dits « apocryphes » (apokryphos, « caché ») tombent petit à petit dans l’oubli, car ils sont jugés inauthentiques par la majorité des communautés : ils seront redécouverts à partir du siècle des Lumières (Voltaire leur consacrera un essai), et surtout au XXe siècle, au gré des avancées philologiques et archéologiques.
L’existence de Jésus est également évoquée par des auteurs non chrétiens tels que l’historien juif Flavius Josèphe (37-vers 100), les auteurs latins Tacite (58-vers 120) et Suétone (vers 70-vers 140) ou le philosophe polythéiste syriaque Mara bar Sérapion (50- ?), qui le décrivent chacun en quelques lignes comme un « sage » ou un guide condamné à mort par l’autorité romaine de Jérusalem, qui voyait en lui une menace.
Plusieurs personnages de la littérature talmudique, composée entre le IIe et le VIe siècle, sont également identifiés à Jésus par certains interprètes : l’écrivain et historien Thierry Murcia, dans Jésus dans le Talmud et la littérature rabbinique ancienne (Brepols, 2014), relate qu’on repère ici un étudiant turbulent, là l’enfant d’une union illégitime avec un Romain, là encore un perturbateur, un charlatan, voire un sorcier, parfois aussi un rabbin empreint de sagesse ou un guérisseur.
La thèse « mythiste »
Le manque de cohérence de ces sources, qui ne datent pas du vivant de Jésus et qui nous en disent probablement moins sur sa vie que sur la manière dont les discours des chrétiens furent reçus, conduit aujourd’hui certains auteurs à les rejeter en bloc. Les plus radicaux d’entre eux, adeptes de la thèse « mythiste », vont jusqu’à douter de l’existence de Jésus, ne voyant en lui qu’un mythe inspiré des récits de miracles ou des recueils de sagesse antiques.
C’est le cas du docteur en théologie américain Robert M. Price, auteur de Deconstructing Jesus (« déconstruire Jésus », non traduit, Prometheus Books, 2000). « Des légendes circulent tout aussi bien au sujet de César ou de Cyrus, mais nous savons qu’ils ont bel et bien existé parce qu’ils sont inextricablement liés aux événements du monde, estime-t-il. Ce n’est pas le cas de Jésus (…). Il est frappant de constater que presque toutes les histoires relatées dans les Evangiles peuvent être comprises comme une réécriture chrétienne de passages de l’Ancien Testament. Qu’est-ce qui semble le plus plausible : qu’un homme ait multiplié les pains ou que quelqu’un ait réécrit une ancienne et très célèbre histoire où le prophète Elisée fait de même ? Donc, que reste-t-il de Jésus ? Il y a peut-être eu un Jésus historique, mais il n’y a pas de raison particulière de le penser. »
Née à la fin du XVIIIe siècle, la thèse « mythiste » est toujours vivante, notamment dans les pays anglo-saxons, mais elle est minoritaire. « Tous les historiens sérieux s’accordent sur l’existence d’un Jésus de Nazareth », affirme l’historien Pierluigi Piovanelli, qui souligne qu’aucun auteur antique – y compris non chrétien – ne conteste son existence. « Le fait qu’il soit né en Galilée – une province totalement insignifiante – et qu’il soit mort sur la croix – une mort honteuse – paraît trop décalé avec l’image d’un “Messie” pour avoir été inventée, poursuit le directeur de la chaire Origines du christianisme à l’Ecole pratique des hautes études. Les historiens fonctionnent par hypothèses : ils pèsent le pour et le contre, ils retiennent le probable et ils rejettent l’improbable. Un réseau d’indices nous apprend qu’il est plus difficile de considérer que Jésus n’a pas existé que l’inverse. »
Mais alors, que dire de lui ? Les spécialistes identifient au moins trois étapes dans la « quête du Jésus historique » – expression consacrée depuis qu’elle a donné le titre des traductions française et anglaise d’un livre du théologien allemand Albert Schweitzer (1875-1965) (Geschichte der Leben-Jesu-Forschung, en allemand) paru en 1913. La première s’ouvre au XVIIe siècle, la deuxième dans les années 1950, et la troisième autour des années 1980.
Le libre-penseur irlandais John Toland (1670‑1722) et, surtout, l’Allemand Hermann Samuel Reimarus (1694-1768) sont considérés comme les pionniers de la première phase de cette « quête ». Reimarus, qui n’ose pas publier ses écrits de son vivant – des fragments le seront en 1778, sous le titre L’Objectif de Jésus et de ses disciples –, tente ainsi de démontrer que Jésus était un personnage messianique juif avec un projet politique de restauration d’Israël et d’opposition aux Romains. Ses disciples, déçus par sa mort, auraient continué son combat et inventé la résurrection.
Dans le sillage de John Toland et d’Hermann Samuel Reimarus, de nombreux penseurs – des philosophes allemands aux Lumières françaises en passant par les auteurs déistes anglais – partent, eux aussi, à la recherche du Jésus historique. « Il s’agit d’une quête d’affirmation de la raison face aux doctrines miraculeuses et aux dogmes de l’Eglise, résume l’historien Pierluigi Piovanelli. Cette quête a abouti, à la fin du XIXᵉ siècle, à une vision romantique de Jésus, décrit comme un champion de l’éthique et de la morale, adapté aux valeurs modernes mais dénué de consistance historique. »
Vision romantique critiquée
A partir de la fin du XIXe siècle, cette vision fait cependant l’objet de vives critiques, dont celles du pasteur, philosophe et médecin Albert Schweitzer : il étrille la recherche historique sur Jésus, qu’il juge vaine et inutile, tant pour la foi que pour la science. S’ensuit alors une parenthèse de plusieurs décennies durant lesquelles les historiens privilégient les recherches sur Paul ou les premiers chrétiens, laissant Jésus à la théologie.
La « quête » de Jésus est néanmoins relancée lors d’une deuxième grande étape, à partir des années 1950. Dans le sillage des travaux des élèves de l’exégète allemand Rudolf Bultmann (1884-1976), la question qui occupe les chercheurs devient : comment identifier ce qui, dans les sources disponibles, est authentique ? Comment savoir ce qui correspond au Jésus véritable et non à l’image que l’on a voulu donner de lui ?
Pour répondre à ces questions, les chercheurs tentent de repérer, dans la figure de Jésus, les traits qui le distinguent d’autres figures antiques, juives ou païennes. Ils cherchent ce qui, dans les Evangiles, rend Jésus unique et, par conséquent, pense-t-on, authentique. C’est ce que certains baptisent le « critère de discontinuité », auquel viendront s’ajouter d’autres critères adoptés par les chercheurs : le « critère d’embarras » – les comportements de Jésus conservés dans les sources, même s’ils embarrassent ses disciples, comme ses doutes exprimés sur la croix ; le « critère d’attestation multiple » – l’existence de faits communs à toutes les sources ; et le « critère de cohérence » – la similitude entre les paroles et les actes de Jésus.
Si elle a le mérite de faire ressortir certaines singularités de Jésus – une autorité qu’il tire de lui-même et non d’une autre autorité, une grande attention pour les exclus, une annonce de l’établissement imminent du « Royaume de Dieu » –, cette deuxième étape de la « quête » conduit souvent à dresser un profil du Jésus historique arbitrairement coupé du contexte de la Galilée antique.
Découvertes archéologiques et philologiques
Les spécialistes ne s’accordent pas sur la date de fin de cette deuxième phase, mais ce qui est certain, c’est que plusieurs découvertes archéologiques et philologiques du XXe siècle bouleversent les études sur Jésus. Au premier rang de ces éléments nouveaux figurent les manuscrits de Qumran, cette immense bibliothèque possédée par une secte juive antique découverte en 1947 dans des grottes près des rives de la mer Morte.
« Au départ, ces découvertes, que l’on commence véritablement à interpréter à partir des années 1980, sont une déception, car elles ne disent rien de Jésus, décrypte l’historien et théologien Régis Burnet, auteur de Vingt-quatre heures de la vie de Jésus (PUF, 2021). Mais elles esquissent les contours d’un judaïsme antique bien plus pluriel qu’on ne l’imaginait, teinté de mystique et d’idées apocalyptiques. En les recoupant avec les récits sur Jésus, on s’aperçoit que Jésus était beaucoup plus imprégné de judaïsme que ce que l’on ne pensait, mais que ce judaïsme ne ressemblait en rien au judaïsme rabbinique d’aujourd’hui. »
La troisième phase de la quête du Jésus historique est lancée. « On affirme et on assume enfin que Jésus était juif, même si cela ne met pas un terme à tous les débats, analyse l’historien Pierluigi Piovanelli. Certains pensent qu’il était un pharisien [un courant consacré à l’étude de la loi mosaïque, croyant à l’immortalité de l’âme], d’autres soutiennent qu’il était proche des esséniens [une communauté ascétique installée dans le désert]. » Pierluigi Piovanelli émet, lui, l’hypothèse que Jésus était un adepte de la « mystique de la Merkava », un courant attesté aux Ve et VIe siècles qui résonne avec des textes du judaïsme antique, voire avec les Evangiles.
L’archéologie contemporaine permet également à plusieurs chercheurs de conclure que Jésus parlait probablement le grec en plus de l’hébreu – langue liturgique – et l’araméen – langue parlée. Leurs travaux construisent, en effet, l’image d’une Galilée davantage imprégnée de culture gréco-romaine qu’on ne le pensait auparavant – Nazareth n’est qu’à 5 kilomètres au sud de la ville de Sepphoris, fortement hellénisée.
Aujourd’hui, de nouvelles questions se posent. « Certains parlent de quatrième quête ou de méthodes d’interprétations postmodernes, avec des interrogations ciblées en phase avec les questionnements de notre temps », souligne l’historien et théologien Régis Burnet. La théologienne Elisabeth Schüssler Fiorenza, professeure à Harvard, propose ainsi une perspective « féministe et postcoloniale » de Jésus, critiquant le modèle du « grand homme blanc charismatique ». Son travail met en lumière des contours jusqu’ici délaissés – un juif issu d’un milieu modeste dans un pays d’Orient colonisé par une puissance « occidentale » (les Romains), se souciant des minorités et donnant une place à ses disciples femmes dans une société patriarcale…
Eprouver la « vérité »
Longtemps dynamique en milieu laïque et protestant, la quête du Jésus historique gagne aussi, au XXe siècle, les catholiques, qui bénéficient d’un relâchement progressif de la pression romaine. En 1943, une encyclique de Pie XII permet officiellement aux exégètes d’utiliser les méthodes d’interprétation littéraire et linguistique modernes et, dans les années 1960, la Constitution Dei Verbum du concile Vatican II (1962-1965) appelle à « éprouver la “vérité” des enseignements » bibliques. Des chercheurs comme l’historien catholique américain John Paul Meier (Un certain juif, Jésus. Les données de l’histoire, Cerf, 1991 pour le premier volume) ou les dominicains de la prestigieuse Ecole biblique et archéologique française de Jérusalem (EBAF) produisent alors des travaux de référence qui sont cités dans les milieux académiques.
Malgré ces évolutions, les recherches sur un personnage comme Jésus ne soulèvent pas les mêmes problématiques que celles qui portent sur Jules César ou Vercingétorix : si ces personnages sont quasi contemporains de Jésus et si la documentation à leur sujet est aussi avare, Jules César et Vercingétorix ne font pas l’objet d’un culte religieux à dimension planétaire.
Un chercheur croyant en la divinité de Jésus peut-il rester ouvert à toutes les hypothèses ? A l’inverse, un chercheur athée ou agnostique doit-il balayer le point de vue des croyants ? « Il est rare qu’un historien dénué de convictions confessionnelles, en pour ou en contre, s’engage dans une recherche sur Jésus », constate, en 2011, l’historien Simon Claude Mimouni dans son article « Jésus et l’histoire. A propos des travaux de John P. Meier », publié dans la revue Recherches de science religieuse : « Les historiens paraissent, en effet, avoir pour la plupart une thèse à défendre, un message à délivrer. »
Cet éminent spécialiste du christianisme primitif cite d’ailleurs une étude, parue en 2008, comparant la recherche mondiale sur le Mahomet historique à celle sur le Jésus historique : elle montre, selon lui, que « les conclusions de la première étaient bien moins confessionnelles que celles de la seconde, qui l’étaient presque toujours ». Les chercheurs étudiant Jésus puisent, en effet, dans leurs travaux des enseignements théologiques ou se servent, dans leur travail, de méthodes d’interprétation élaborées en milieu confessionnel. « Est-ce peut-être que les spécialistes du Mahomet historique sont rarement des musulmans, alors que ceux du Jésus historique sont souvent des chrétiens ? », se demande Simon Claude Mimouni.
Aujourd’hui, un nouveau phénomène est à l’œuvre – au point que certains parlent d’une « cinquième phase » de la quête du Jésus historique : les courants évangéliques, notamment américains, se regroupent pour constituer de puissantes structures de recherche, tel le Dallas Theological Seminary. « Ils investissent massivement, notamment dans l’archéologie, ce qui nourrit le travail de tous les chercheurs, constate l’historien et théologien Régis Burnet. En même temps, ils en reviennent à une lecture littérale de la Bible et ils réhabilitent des hypothèses abandonnées, comme la naissance à Bethléem de Jésus : beaucoup convenaient qu’il s’agissait d’un artifice destiné à faire naître Jésus dans la ville du roi David, mais certaines œuvres défendent aujourd’hui son authenticité. »
Reconnaissant que tout historien, y compris en milieu scientifique, « est sous influence, qu’elle soit consciente ou inconsciente – influence idéologique, de son époque, du monde dans lequel il existe et évolue », l’historien Simon Claude Mimouni, comme d’autres, estime néanmoins qu’une recherche « qui essaie de s’approcher le plus possible d’une réalité » sur le Jésus historique est possible – à condition d’y appliquer la même rigueur que pour tout autre objet : analyse de toutes les sources disponibles – même celles rejetées par les institutions chrétiennes –, confrontation des conclusions entre pairs, décorrélation de la recherche et de l’exploitation que l’on pourra faire des résultats.
Une méthode garante de scientificité… au risque de menacer la foi ? Au cours de l’histoire, plusieurs découvertes scientifiques sont venues heurter de front les dogmes religieux. Aujourd’hui, on sait par exemple que, contrairement à ce qu’affirme la Bible, le monde ne s’est pas fait en sept jours et que nous ne descendons pas d’un seul couple originel…
Compatibilité entre foi et recherche
Pour le dominicain Olivier-Thomas Venard, directeur du programme de recherches « La Bible en ses traditions » au sein de l’EBAF, la science historique et la foi chrétienne ne sont cependant pas en concurrence : elles ne se situent pas sur le même terrain. « Aucun document ne prouvera jamais que Dieu n’existe pas, ni que Jésus n’est pas ressuscité, tranche ce religieux. Tout historien a des préjugés, le risque survient lorsqu’il prétend le contraire. Ce constat vaut autant pour le rationaliste pur et dur, qui prétend reconstituer l’histoire avec exactitude, que pour le croyant qui refuse d’admettre que l’on puisse interroger les sources chrétiennes de manière critique. »
Selon lui, le passé, par définition révolu, contient nécessairement une part de mystère. « Un personnage historique est déjà dans une forme d’altérité, poursuit Olivier-Thomas Venard. La foi chrétienne renforce cette altérité en confessant que c’est Dieu qui s’est manifesté en Jésus. Ce “mystère” fait que Jésus ne se réduit à aucun portrait historique : pour la foi, l’enquête scientifique devra toujours se poursuivre. » Pour le dominicain, l’histoire et la théologie doivent se nourrir l’une et l’autre. « Elles doivent nous aider à comprendre le contexte dans lequel Jésus a évolué et les langues qu’il parlait, mais aussi à décrypter les constructions littéraires des sources écrites qui conservent sa trace. »
Daniel Marguerat est peut-être l’un des auteurs qui incarnent le mieux cette compatibilité entre foi et recherche. Les travaux de ce protestant sont reconnus dans les milieux scientifiques, même si certaines de ses hypothèses ont subi les foudres des milieux confessionnels, à commencer par celle attribuant la personnalité hors du commun de Jésus de Nazareth à l’irrégularité de sa naissance. « Séparation de la famille, célibat, compassion pour les marginaux, relativisation des règles de pureté : ces accents forts de l’éthique de Jésus portent, à mon avis, les stigmates d’une enfance exposée au soupçon d’impureté et d’une volonté de transcender cette exclusion sociale », écrit-il dans Vie et destin de Jésus de Nazareth (Seuil, 2019).
Le professeur émérite de théologie à l’université de Lausanne résume sa déontologie en une phrase : « Elle est celle d’un historien qui ne se laisse pas arrêter par les affirmations dogmatiques. » « Cette démarche ne remet à aucun moment ma foi en question, poursuit-il. En tant que croyant, je reconnais que Dieu s’est dit d’une manière unique en Jésus. Si je suis convaincu que Jésus a été un homme, ma recherche historique consiste précisément à tenter de reconstruire son humanité. » Le dominicain Etienne Nodet, lui aussi, n’hésite pas, dans ses travaux, à pointer les incohérences des récits évangéliques sur la Passion ou à souligner l’héritage païen du titre de « Fils de Dieu » attribué à Jésus.
Qu’ils viennent des milieux confessionnels ou non, beaucoup de chercheurs soulignent la nécessité de distinguer le « Jésus historique » du « Christ de la foi ». Le premier relève de l’ordre du probable et se construit au gré d’hypothèses discutables – y compris par ceux qui n’ont pas la foi – émises par des chercheurs qui acceptent d’être potentiellement démentis par de futures découvertes. L’autre, fixé par le dogme, engage le cœur des croyants et ne devient un objet d’étude que pour ceux qui partagent une même foi. Un objet d’exégèses, mais non d’histoire. Cet article est paru dans Le Monde (site web)
Note(s) :
Mis à jour : 2024-12-22 09:32 UTC +0100