Roselyne Dupont-Roc Les textes originaux de la Bible hébraïque et du Nouveau Testament sont-ils perdus à jamais ? La découverte de nombreux papyrus anciens au XXᵉ siècle n’a fait qu’épaissir le mystère, car ils comportent des divergences avec les manuscrits dont on disposait auparavant. En cette veille de Noël, nous partons sur les traces des versions perdues des textes fondateurs du judaïsme et du christianisme.
Nous ne disposons d’aucun écrit original des textes bibliques, qu’il s’agisse du Tanakh (Bible hébraïque) en hébreu, de sa traduction grecque, la Septante, ou du Nouveau Testament, dont les premières versions parvenues jusqu’à nous étaient écrites en grec. Tous ces textes nous ont été transmis par une longue tradition de copies réalisées par des moines, jusqu’à l’invention de l’imprimerie.
Or, aux temps bibliques, le support courant de l’écriture était le papyrus, très répandu et peu cher, mais extrêmement fragile. Les « livres » se présentaient d’abord sous forme de rouleaux, mais les premiers codex, livres pliés, d’abord en papyrus, apparaissent avec les chrétiens. Plus durable, le parchemin, à base de peau animale, sera utilisé à partir du IVe siècle.
La révolution Qumran
Les grands codex des IVe et Ve siècles furent donc longtemps les seules sources à avoir été conservées, jusqu’à l’incroyable découverte au XXe siècle de papyrus conservés dans le désert de Judée, notamment à Qumran, en Cisjordanie (1947), ou à divers endroits en Egypte. Avant 1947, seuls quelques manuscrits anciens du texte hébreu étaient connus : principalement, le codex du Caire ou codex des Prophètes, copié en 896 ; le codex d’Alep, daté de 910-930, très abîmé au XXe siècle ; et le codex de Saint-Pétersbourg, écrit vers 1009, une copie du précédent, le seul manuscrit ancien complet du texte hébreu sur parchemin.
Ces livres témoignent du travail gigantesque fourni par des savants juifs, appelés « massorètes » (terme inspiré de l’expression « ba’alei hamassora », « maîtres de la tradition », en hébreu), entre les VIe et IXe siècles de notre ère, qui ont vocalisé – c’est–à-dire doté de voyelles – l’ensemble du texte du Tanakh, fixant ainsi la façon de lire, et donc le choix des interprétations. C’est ce qu’on appelle le « texte massorétique ».
Les découvertes des grottes de Qumran, près de la mer Morte, à partir de 1947, ont permis de reculer de près d’un millénaire notre connaissance des textes bibliques hébreux. Il s’agit de fragments de 190 manuscrits différents, datés entre le IIIe siècle avant notre ère et le IIe siècle de notre ère. Un bond inouï dans le passé ! Tous les livres de la Bible juive sont représentés dans cette bibliothèque antique – à l’exception du livre d’Esther.
Le texte de ces manuscrits n’est pas vocalisé. Au niveau des consonnes, les différences restent fréquentes, ce qui signifie que les textes n’étaient pas entièrement fixés à l’époque. Ils l’ont été peu après : en effet, d’autres textes ont été trouvés aussi dans le désert de Judée sur le site de Massada, ainsi que dans les grottes du Wadi Murabbaat et de Nahal Hever (Cisjordanie), en 1952. Ils remontent à l’époque de la deuxième grande révolte juive, en 135 de notre ère. Non vocalisés là encore, ces textes sont proches des grands codex et l’on peut en déduire qu’un processus de standardisation des consonnes a eu lieu avant 135.
Si, de ce fait, nous ne disposons que de témoins fragmentaires du texte hébreu du Ier millénaire avant notre ère, la Torah a été entièrement traduite en grec à Alexandrie en 285-283 avant notre ère. Cette commande royale du roi Ptolémée II Philadelphe (308-246 avant J.-C.) aurait été réalisée par soixante-dix traducteurs, d’où son nom de « Septante ». Elle ne comprenait d’abord que le Pentateuque (pente, « 5 » en grec, pour les cinq rouleaux de la loi de Moïse), les autres livres ayant été traduits au cours des IIIe et IIe siècles avant notre ère.
Les manuscrits juifs de la Septante parvenus jusqu’à nous sont peu nombreux et très partiels. Après 70, elle a été rejetée par les savants juifs. A l’inverse, les auteurs chrétiens y ont largement puisé et elle est devenue l’Ancien Testament des chrétiens. Aussi ses manuscrits complets se trouvent-ils, au IVe siècle, dans de grands codex où le texte de l’Ancien Testament précède celui de ce qui est en train de devenir le Nouveau Testament.
Papyrus et manuscrits du Nouveau Testament
Comme pour le texte hébreu des Ecritures, le XXe siècle a opéré un tournant sans précédent dans la connaissance des manuscrits du Nouveau Testament.
Notons d’abord que, jusque-là, le Nouveau Testament se trouvait déjà dans une position privilégiée par rapport aux autres textes de l’Antiquité. En effet, nous possédions depuis des siècles trois grands manuscrits onciaux (écrits en lettres majuscules), datant des IVe-Ve siècles, qui contiennent pratiquement toute la Bible grecque (l’Ancien et le Nouveau Testament, auxquels il faut ajouter quelques textes ensuite abandonnés par les institutions), et qui, pour le Nouveau Testament, ne sont séparés que de quelques siècles de l’époque de mise par écrit (fin du Ier siècle) :
– L’un, baptisé « Vaticanus », fait probablement partie des cinquante copies de la Bible commandées par l’empereur Constantin à Eusèbe de Césarée. On le situe autour de l’année 340 ;
– le Sinaiticus, découvert au monastère Sainte-Catherine du Sinaï en 1859, faisait peut-être partie de la même commande ;
– enfin, l’Alexandrinus, dont on sait qu’il fut présent dans la bibliothèque d’Alexandrie au XIe siècle, comprend l’Ancien et le Nouveau Testament (amputé du début de l’Evangile de Matthieu).
Il existe encore plus de 300 autres manuscrits en écritures onciales du Nouveau Testament antérieurs au IXe siècle. Il s’agit souvent de fragments, mais parfois très importants comme le codex de Bèze [possiblement rédigé à Lyon, il fut récupéré par le théologien Théodore de Bèze au XVIe siècle], du début du Ve siècle, qui porte les quatre Evangiles (dans l’ordre Matthieu, Jean, Luc, Marc) et les Actes des Apôtres.
A partir du IXe siècle, on écrit en lettres minuscules liées entre elles, ce qui rend la copie beaucoup plus rapide. Les manuscrits se multiplient dans les monastères de l’Orient et de l’Occident chrétien. On les désigne sous le nom de « minuscules ». Ils comportent parfois tout le Nouveau Testament, mais, le plus souvent, ils n’en donnent qu’une partie, notamment les quatre Evangiles. On compte près de 3 000 minuscules grecques entre le IXe et le début du XVIe siècle.
Il existe encore plusieurs traductions anciennes du Nouveau Testament qui reflètent un état du texte bien antérieur aux minuscules : en latin dès le IIe siècle (on parle de la « vieille latine »), puis avec la traduction de Jérôme de Stridon (vers 347-420), qui prendra le nom de Vulgate (fin du IVᵉ siècle) ; et, enfin, en syriaque aux IIIe et IVe siècles.
La découverte de papyrus au début du XXe siècle, notamment lors de fouilles en Egypte, a ouvert de nouvelles perspectives. On date les plus anciens des années 200, au tout début du IIIe siècle. Ainsi, le papyrus « p 66 », qui contient les deux tiers de l’Evangile de Jean, le « p 46 », qui comporte la majeure partie des Epîtres de Paul, le papyrus « p 75 », copié vers 230, qui comprend l’Evangile de Luc et la moitié de celui de Jean. Il existe même un petit fragment de papyrus comportant quelques mots de l’Evangile de Jean qui pourrait avoir été copié vers 150.
Il n’y aurait alors que quelques décennies entre les témoins et les premières mises par écrit. Pourtant, l’espérance que soulevait cette découverte fut vite déçue. On croyait s’approcher de « l’original ». Au contraire : plutôt que d’aller vers un texte de plus en plus unifié car moins soumis aux erreurs des copies, on a trouvé des versions porteuses de variantes plus nombreuses encore que celles des grands manuscrits en onciales connus jusque-là.
L’illusion d’un texte original
Ces variantes ne sont pas juste des erreurs de copie, elles sont aussi d’ordre théologique et reflètent des corrections volontaires. Il s’agit parfois de préserver la divinité de Jésus du désordre des passions humaines ! Ainsi, le papyrus « p 75 » et les trois grands onciaux omettent-ils dans l’Evangile de Luc les versets qui décrivent l’angoisse et la sueur de sang de Jésus à Gethsémané (Luc 22, 44-45).
Les travaux des spécialistes ont montré aujourd’hui que de grands érudits, dans les centres universitaires de l’Empire romain, ont accompli aux IIIe-IVe siècles un travail de « recension » (recueil et comparaison) de tous ces textes trop diversifiés et ont tenté de fournir un texte plus uniformisé, destiné à devenir dans certaines régions un texte commun. Ainsi sont apparus dans les grands centres chrétiens du IVe siècle des types de textes qu’on nomme « alexandrin », « byzantin » et « occidental », et qui serviront de base aux innombrables copies ultérieures.
Les variantes entre ces divers types de textes sont restées importantes, et aucune décision magistérielle n’a jamais fixé un texte grec du Nouveau Testament. Ce sont les savants qui ont tenté de fixer le texte du Nouveau Testament, et non des décisions ecclésiales.
Finalement, l’imprimerie fixera plus ou moins le texte grec du Nouveau Testament au début du XVIe siècle, avant que la recherche critique ne réouvre les questions. A partir du XVIIIe siècle, le travail d’établissement du texte grec du Nouveau Testament a pris un essor nouveau et une dimension scientifique. Au début du XXe siècle, cette démarche a abouti à une version grecque portant le nom de l’érudit allemand Eberhard Nestle (1851-1913).
Reprise par plusieurs savants dont Kurt Aland (1915-1994), elle fut retravaillée et finalement acceptée à la fois par les sociétés bibliques du côté protestant, et par les services correspondants de l’Eglise catholique en 1966. On prit l’habitude de l’appeler « texte Standard ». Il est aujourd’hui publié sous deux éditions différentes, portant le nom de Novum Testamentum Graecum (NA pour Nestle-Aland) ou de Greek New Testament (GNT).
Cette apparente unification ne doit pas laisser croire que nous possédons « le » texte grec du Nouveau Testament, alors qu’il s’agit d’un texte éclectique, très proche du type alexandrin. Les Eglises orthodoxes ont gardé un texte grec de type byzantin, manifestant ainsi le caractère non fixé de la lettre du Nouveau Testament.
Dans tous les cas, nous devons renoncer à l’illusion d’un texte original, et nous en remettre aux témoignages de la diversité vivante des premières Eglises. Ce caractère mouvant du texte reste l’un des remparts les plus sûrs contre toute lecture de type littéraliste.
Roselyne Dupont-Roc a été enseignante de grec biblique et d’exégèse à l’Institut catholique de Paris. Elle est coautrice de l’encyclopédie Après Jésus. L’invention du christianisme (Albin Michel, 2020).
Cet article a initialement été publié en décembre 2019 dans le hors-série du « Monde des religions » n° 33, « Comprendre la Bible ». Cet article est paru dans Le Monde (site web)
Note(s) :
Mis à jour : 2024-12-24 16:49 UTC +0100