Sophie Landrin Cette île du golfe du Bengale miraculeusement protégée abrite une tribu isolée, « non contactée », les Shompen, et une biodiversité endémique rarissime. Narendra Modi rêve d’en faire un hub du transport maritime mondial.
Couverte à 95 % de forêts tropicales primaires et de mangroves, peuplée d’espèces endémiques, riche de lagons, récifs coralliens et plages de sable blanc, Grande Nicobar constitue encore une des rares terres presque vierges en Inde. Située à 1 800 kilomètres de la pointe sud de l’Inde, près des côtes malaises, et indonésiennes, c’est la plus grande île de l’archipel indien d’Andaman-et-Nicobar et la plus méridionale.
Elle s’étend sur 910 kilomètres carrés, mais ne compte que 9 000 habitants, dont deux groupes indigènes isolés, les Nicobarese (environ 1 000 membres) et les Shompen (entre 200 et 300), seuls habitants de l’île jusqu’en 1969, avant l’arrivée de militaires installés par le gouvernement indien dans les années 1970. Les Shompen, une communauté de chasseurs-cueilleurs nomades vivant dans la forêt, sont répertoriés comme un groupe tribal particulièrement vulnérable. Comme les Sentinelles installés sur une autre île de la mer d’Andaman, les Shompen sont un peuple « non contacté », sans interaction avec l’extérieur.
Le petit paradis de Grande Nicobar, classé par l’Unesco en 2013 comme réserve de biosphère et accessible aux étrangers uniquement sur autorisation préalable, a été miraculeusement préservé du tourisme et de la modernité. Mais peut-être plus pour très longtemps. Le gouvernement du nationaliste Narendra Modi a donné son feu vert, en 2022, à un vaste plan imaginé par le NITI Aayog, son principal cercle de réflexion, pour développer économiquement les archipels Andaman-et-Nicobar et Laquedives (mer d’Arabie).
Une « alternative à Hongkong »
L’île, qui ne compte pour l’heure que de modestes équipements dans l’est de son territoire, une petite piste d’atterrissage, une station aéronavale, un petit port et une petite garnison, devrait accueillir, d’ici à 2052, 650 000 habitants. Il est prévu de construire sur 166 kilomètres carrés, le long des côtes sud-est et sud, un aéroport international, avec une capacité d’accueil de 4 000 passagers aux heures de pointe, un terminal de transbordement de conteneurs dans la baie de Galathea, site de nidification pour les tortues luths géantes, une centrale électrique, un parc industriel, une zone urbaine et touristique. Le tout pour un investissement de 9 milliards de dollars.
Les promoteurs ne cachent pas leurs buts : positionner l’île en acteur majeur du transbordement de marchandises, créer une zone de libre-échange de « classe mondiale », capable d’offrir une « alternative à Hongkong » et renforcer la présence stratégique de l’Inde dans l’océan Indien. Le territoire est idéalement situé, à tout juste 90 kilomètres du détroit de Malacca, route maritime reliant l’Asie de l’Est à l’océan Indien, puis à l’Europe par le canal de Suez.
L’impact environnemental va être considérable sur l’île et en mer. Plus de la moitié de la superficie du « Great Nicobar Project » se trouve dans la zone de réserve tribale. Le gouvernement a prévu de déplacer les Shompen, alors que les membres de la tribu ont averti qu’ils ne voulaient pas de développement dans leur région, demandant aux promoteurs de ne pas s’approcher de leurs terres. En 1956, le gouvernement indien avait délimité la quasi-totalité de l’île (751 kilomètres carrés) en tant que « réserve tribale », la destinant à l’usage exclusif des peuples indigènes Shompen et Nicobarese et interdisant tout empiètement.
Le député du Parti du Congrès – principal parti d’opposition – Jairam Ramesh estime que le projet pourrait « potentiellement entraîner le génocide » des Shompen. Pour cet ancien ministre de l’environnement, les études d’impact ont été bâclées.
« Condamnation à mort » pour les Shompen
En février, des universitaires et des organisations du monde entier ont, dans une lettre ouverte, exhorté l’Inde à annuler le projet, avertissant qu’il s’agirait d’une « condamnation à mort » pour la communauté Shompen. Les experts font aussi valoir le caractère instable de l’île : depuis 2014, Grande Nicobar a connu plus de 400 tremblements de terre. L’activité sismique est peu compatible avec des projets de cette nature.
Malgré les vives protestations de la communauté scientifique et des écologistes, le ministère de l’environnement, des forêts et du changement climatique a délivré l’autorisation environnementale finale en novembre 2022. L’omniprésent conglomérat de Gautam Adani, le magnat proche de Narendra Modi, figure parmi les entreprises candidates.
Au moins un million d’arbres ou de palétuviers seront abattus, opération destructrice pour les habitats et les ressources des tribus, des animaux marins, des reptiles, des oiseaux, des mammifères, des insectes, des crustacés et des amphibiens. Pour compenser ces pertes, le gouvernement promet de planter des arbres dans les collines de l’Haryana près de Delhi, idée absurde qui suscite la colère des défenseurs de l’environnement. Une centaine d’anciens hauts fonctionnaires ont saisi la présidente de la République Droupadi Murmu, elle-même aborigène, pour lui demander l’arrêt immédiat de « tous ces projets destructeurs ».
« La plantation d’arbres dans l’Haryana ne compensera pas la perte des services écosystémiques rendus par les plus de 800 000 arbres qui seront abattus. Ces arbres rendent des services écologiques et sociaux dans la région où ils se trouvent. Même en supposant que plus de 160 000 arbres soient plantés dans l’Haryana, cela ne réduira en rien l’impact des cyclones tropicaux sur les côtes de Grande Nicobar », souligne Ritwick Dutta, avocat primé, spécialisé dans les questions environnementales.
Dans son livre The Great Nicobar Betrayal (« la trahison de Grande Nicobar », non traduit, Frontline), publié cette année, Pankaj Sekhsaria, professeur à l’Institut indien de technologie de Bombay, détaille le non-respect de toutes les réglementations environnementales pour imposer le développement de Grande Nicobar à marche forcée.
Ce projet résume la duplicité de l’Inde en matière environnementale. Le pays s’affiche comme le champion de la protection de la nature, mais ne cesse de sacrifier l’environnement pour construire toujours plus de mines, de centrales électriques, de barrages, d’autoroutes jusque sur les flancs de l’Himalaya, dévastant des écosystèmes fragiles, déjà malmenés par le changement climatique.