Le Monde (site web)
dimanche 3 août 2025 3563 mots
« Nos ancêtres les Barbares » (1/6). Au XIXᵉ siècle, quelques hommes de lettres, habités par le désir d’écrire l’histoire de France, exhument la figure d’un guerrier arverne défait par César et lui confèrent des vertus patriotiques. Une légende venait de naître.
Nous sommes le 26 décembre 1714, dans la soixante-douzième année du règne de Louis XIV, au pied des murs imposants de la Bastille. On imagine Paris un peu assoupi, du moins plus calme qu’à l’ordinaire – les ambiances de lendemain de Noël n’ont sans doute guère changé à travers les âges. La ville, donc, somnole. Mais bientôt la sonnerie d’une cloche retentit de la forteresse. Aussitôt, suivant l’usage, les commerçants ferment boutique, tandis que les gardes se couvrent le visage pour ne pas voir la suite. Cette sonnerie familière annonce l’arrivée d’un nouveau « pensionnaire » arrêté par une lettre de cachet signée de la main du roi. L’absolutisme ne va pas sans absolus secrets ni sans un certain décorum.
Ce jour-là, donc, un jeune homme est conduit sous bonne garde dans l’enceinte de l’austère bâtisse, et placé sous la responsabilité du gouverneur, Charles Le Fournier de Bernaville. Nicolas Fréret a seulement 26 ans, il est le fils d’un procureur au Parlement de Paris et il vient d’être reçu comme élève à l’Académie des inscriptions. Autour de lui, nul parfum de crime ou de scandale. Si Fréret s’est rendu coupable de quelque chose, c’est avant tout d’imprudence, ce qui n’est pas rien au temps des derniers feux du Roi-Soleil.
Le 13 novembre, lors de sa première séance à l’académie, le jeune érudit s’est fait remarquer par la lecture d’un mémoire dans lequel il avançait la thèse des origines germaniques, et non pas troyennes, du peuple franc. Sa démonstration passionnée a provoqué, dit-on, la colère de son confrère l’abbé René Aubert de Vertot, qui dénonça aussitôt son jeune collègue pour « outrage à la monarchie » – rien que cela –, faisant ainsi gagner au fautif un passage à la Bastille. Il y passera tout de même six mois, le temps de se livrer à une très savante étude sur l’œuvre de l’historien et philosophe grec Xénophon et de méditer une leçon amère mais précieuse : on ne discourt pas à la légère sur les origines barbares de la France.
En ce début du XVIIIe siècle, le questionnement n’en est encore qu’au stade des débats entre savants. Jusque-là, la seule chose à laquelle ces derniers s’intéressaient vraiment, c’était la généalogie des rois, l’idée étant d’en faire remonter l’ascendance jusqu’à l’Antiquité par toutes les acrobaties possibles. Depuis le Moyen Age, une thèse officielle s’est installée, celle des origines troyennes des Francs. Mais les temps changent, et alors que commencent à poindre les premières lueurs du siècle des Lumières, l’explication semble de plus en plus fumeuse. Le jeune Nicolas Fréret est parfaitement au fait de ces mouvements souterrains, d’autant qu’il est très lié à un autre grand esprit de l’époque, le comte de Boulainvilliers (1658-1722), de vingt ans son aîné, qui ne fait pas mystère de ses opinions en privé, mais aura la prudence de ne rien publier, ou presque, de son vivant.
Militaire de métier, historien et astrologue, cet aristocrate critique de l’absolutisme tenait pour acquis que la noblesse française était issue du peuple franc, venu en Gaule par les forêts de Germanie à la chute de l’Empire romain. Sa domination sur le tiers état, formé, lui, des descendants de l’antique nation gallo-romaine, était donc indiscutable, car fondée sur le droit de conquête.
Multitude indistincte
Bien sûr, l’idée résiste difficilement à l’analyse si on la prend au pied de la lettre. D’ailleurs Boulainvilliers lui-même ne le faisait pas : qui peut croire sincèrement qu’en plus d’un millénaire noblesse et tiers état seraient restés deux mondes parfaitement étrangers l’un à l’autre ?
Cette théorie fera tout de même son chemin dans la frange la plus conservatrice de l’aristocratie. Surtout, elle donnera à l’abbé Sieyès (1748-1836), dans son pamphlet Qu’est-ce que le tiers état ?, publié en 1789, à la veille de la Révolution, l’occasion d’un morceau de bravoure : « Pourquoi [le tiers état] ne renverrait-il pas dans les forêts de Franconie [dans l’actuelle Bavière] toutes ces familles qui conservent la folle prétention d’être issues de la race des conquérants et d’avoir succédé à des droits de conquête ? La Nation, alors épurée, pourra se consoler, je pense, d’être réduite à ne plus se croire composée que des descendants des Gaulois et des Romains. » Sans doute le pamphlétaire pensait-il faire preuve de sarcasme, mais cette tirade a quelque chose de prophétique. Quelques mois plus tard, dès l’été 1789, des bataillons de nobles français commencèrent à quitter le royaume en partant vers l’est, pour échapper à la fureur révolutionnaire.
Reprises par Montesquieu (1689-1755), qui fera de la conquête franque un moment fondateur de la naissance de la France et de ses institutions, les thèses de Boulainvilliers auront une longue postérité. Elles marquent un changement profond : on ne se soucie plus, désormais, de la seule histoire des rois, on commence à s’intéresser à celle des groupes. Mais la nation n’est pas encore pensée comme un tout homogène. Et la multitude indistincte formant la paysannerie et le petit peuple des villes, condamnée à vivre un infini présent sans histoire, importe peu.
Une fois mis à bas l’absolutisme, en revanche, le problème change complètement de nature. Et la question des origines devient soudain cruciale : si la monarchie n’est plus là pour unifier le pays, si l’on passe d’une société d’ordres à un monde de souveraineté populaire, comment inscrire dans le temps long l’existence d’une France cohérente, une et indivisible ? Il faut écrire une histoire commune, dans laquelle l’ensemble de la société, régénérée par le développement de l’instruction, pourra se reconnaître. Et celle-ci ne pourra pas se passer d’un récit des origines, même si les sources sont lacunaires…
Exit, donc, l’histoire des rois, place à l’histoire de France. C’est à ce moment que se réveille l’intérêt pour les Gaulois, qui émergent doucement des brumes de la légende. Mais voilà, en l’absence d’écrits, de lieux identifiés ou de monuments à admirer, ces lointains ancêtres restent bien flous. Un seul texte permet de se les figurer, les Commentaires sur la guerre des Gaules, écrits par Jules César (100 av. J.-C-44 av. J.-C.), alors même qu’il en achevait la conquête… Qu’importe : l’imagination se chargera de combler les vides.
Le début du XIXe siècle est un tournant. Dans Les Martyrs (1809), François-René de Chateaubriand compose un « roman breton des origines », dont le personnage est une prêtresse gauloise nommée Velléda, sacrificielle comme il se doit. Cette héroïne aura une forte influence sur les premiers romantiques. Quelques années plus tôt, un abbé nommé Louis-Pierre Anquetil (1723-1806) avait commencé à publier une Histoire de France en quatorze volumes, considérée comme la première à avoir eu un semblant de diffusion populaire (40 000 exemplaires) et prenant la Gaule comme origine.
Rien d’inoubliable dans ces pages plutôt indigestes, où l’auteur paraphrase César sans grande imagination, si ce n’est une digression dans laquelle il se risque à dresser un portrait de ces mystérieux ancêtres : « Si de quelques traits particuliers on peut déduire le caractère général d’une nation, nous dirions que les Gaulois étaient vifs, emportés, audacieux, colères, toujours prêts à frapper, surtout en présence de leurs femmes, qui se mêlaient volontiers de leurs querelles et qui ne redoutaient pas plus le combat que leurs maris. Ils se piquaient de franchise et de générosité, et punissaient le mensonge et la supercherie. (…) L’excessive curiosité les rendait excessivement crédules. » Bref, pour l’ecclésiastique, le Gaulois serait à la fois une sorte de « bon sauvage » et un Français comme vous et moi.
La science historique, on le voit, n’en est qu’à ses balbutiements. Et alors que la chute de Napoléon, en 1815, permet le retour de la dynastie des Bourbons, une nouvelle génération d’érudits apparaît, qui va marquer de son empreinte les décennies suivantes. Certains, comme François Guizot (1787-1874) ou Adolphe Thiers (1797-1877), deviendront, après avoir été de grands historiens, des personnalités politiques de premier plan – c’est dire l’importance de l’écriture de l’histoire dans la France de la Restauration et de la Monarchie de Juillet.
Augustin Thierry (1795-1856) et son frère Amédée (1797-1873) sont d’une autre espèce. Le premier est reconnu comme l’un des pionniers ayant travaillé à partir de sources originales (ce qui ne l’a pas empêché de laisser son imaginaire prendre le dessus sur les faits) et consacré sa vie à l’étude de la France mérovingienne. Le plus jeune, lui, se lancera dans une ample et novatrice Histoire des Gaulois, dont le premier tome sort en 1828 – il finira sénateur sous le Second Empire. Comme le soulignait l’historien Christian Goudineau (1939-2018), professeur au Collège de France, c’est lui qui donne naissance à l’expression « nos ancêtres les Gaulois », qui aura tant d’influence jusqu’à nos jours.
Campagne de fouilles
Surtout, Amédée Thierry exhume une figure dont il fait un héros de légende : Vercingétorix. Ce jeune aristocrate arverne réussit à se placer à la tête des peuples de la Gaule au début de 52 av. J.-C., vainc les légions romaines à Gergovie (dans l’actuel Puy-de-Dôme), défie César au point de mettre en péril l’emprise de ce dernier sur le pays, mais doit finalement se rendre dans l’espoir que ses ultimes compagnons d’infortune, retranchés dans l’oppidum d’Alésia, soient épargnés. « Tout y est. La plupart des romanciers qui ont “commis” un Vercingétorix auraient pu s’en dispenser. La geste du héros gaulois, elle, réside dans l’ouvrage d’Amédée Thierry, à la fois livre d’histoire, roman d’aventures et drame romantique », résume Christian Goudineau dans Le Dossier Vercingétorix (Actes Sud, 2001).
Reste que la mémoire de Vercingétorix est ambiguë et difficile à convoquer. Cela tient d’abord au fait qu’un homme du XIXe siècle ne saurait considérer la conquête romaine comme une mauvaise nouvelle. Dès lors, comment peut-on célébrer le courage de Vercingétorix tout en admirant César, louer l’esprit de résistance du chef barbare tout en espérant sa défaite ? La contradiction ne sera jamais totalement dépassée. Vercingétorix est sorti de l’anonymat, sans devenir encore une figure incontournable. Henri Martin (1810-1883), auteur d’une Histoire de France au succès incomparable, lui fait une place de choix. Le grand Jules Michelet (1798-1874), en revanche, se désintéresse complètement de lui.
Les choses changeront radicalement sous le Second Empire. Napoléon III ayant décidé de se lancer dans une grande œuvre sur Jules César, dans l’idée d’expliquer aux Français les bienfaits du césarisme, se prend de passion pour l’archéologie gauloise. Une volonté, en particulier, l’anime : celle de retrouver le site d’Alésia, théâtre de la bataille qui décida du sort des Gaules en août et septembre de 52 avant notre ère. Aiguisés par la curiosité impériale, les esprits des érudits s’échauffent. Plusieurs localisations semblent possibles, jusqu’à ce que s’impose un site, celui d’une colline appelée mont Auxois, sur la commune d’Alise-Sainte-Reine (Côte-d’Or).
A partir de 1861, ce paisible petit coin de Bourgogne devient le théâtre d’une campagne de fouilles sans équivalent, financée en grande partie par le Trésor impérial. Les preuves d’occupation du site et de travaux de terrassement témoignant de la tenue d’un siège n’éteignent pas les passions (surtout dans la Franche-Comté voisine).
La querelle mettra un siècle et demi à s’éteindre, notamment grâce à de nouvelles fouilles effectuées dans les années 1990. Mais, de toute façon, l’empereur avait fait son choix. C’est là, donc, que l’on décide d’établir un musée renfermant une partie des découvertes des archéologues (l’autre étant versée aux collections du Musée de Saint-Germain-en-Laye, dans les Yvelines actuelles). Aujourd’hui, le lieu a été reconverti en un MuséoParc ultramoderne, expliquant de façon très didactique l’importance de cette bataille, la complexité des enjeux mémoriels et la longue histoire du lieu.
Mais le plus saisissant se trouve à une bonne demi-heure de marche de là, sur la pointe ouest du mont Auxois. Là, depuis 1865, trône une monumentale statue de bronze (6,50 mètres de haut) à la gloire du chef gaulois. Œuvre du sculpteur Aimé Millet (1819-1891), elle constitue une présence presque écrasante, dominant le site archéologique de l’ancienne bataille. Sur le socle, construit par l’architecte Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879), on peut lire un extrait d’un discours de Vercingétorix à ses hommes, retranscrit par César dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules : « La Gaule unie/ Formant une seule nation/ Animée d’un seul esprit/ Peut défier l’Univers. » Une fois de plus, pour exalter le héros, on aura emprunté les mots de son vainqueur.
Monument paradoxal
Ici, nul souci de vraisemblance : le chef gaulois porte une épée de l’âge du bronze et se voit affublé d’une longue chevelure évoquant plus les rois francs que les Gaulois. De plus, son visage ne ressemble en rien aux profils qu’on a pu trouver sur des monnaies de l’époque. En revanche, beaucoup de contemporains ont remarqué une ressemblance avec les traits de Napoléon III – qui, sans doute une coïncidence, avait payé la statue de sa poche.
Pour regarder le grand homme dans les yeux, on s’est rendu à quelques kilomètres de là, au Musée de Semur-en-Auxois, qui possède un plâtre de la statue. De près, on a trouvé à ce Vercingétorix un air martial mais accablé, presque résigné. Comme s’il connaissait la suite, et la fin terrible – il finira étranglé dans la prison romaine de Tullianum, en 46 av. J.-C., au sortir du triomphe de César.
Dix ans après l’érection de ce monument paradoxal, que Napoléon III n’inaugurera jamais, le roi de Prusse a fait installer, dans le sud de la forêt de Teutobourg, une statue plus monumentale encore (près de 25 mètres de haut) à la gloire d’un autre grand guerrier barbare qui lutta contre les légions romaines, Hermann (Arminius chez Tacite), que l’on voit levant bien haut son épée dans un geste de défi adressé semble-t-il à la Terre entière. C’est qu’Hermann, avec les guerriers germains qui défirent en l’an 9 de notre ère les armées d’Auguste, est un héros victorieux et annonce, dans l’esprit des pangermanistes, la domination à venir de la « race germanique » sur le monde.
A côté de cette démonstration de force, le Vercingétorix d’Aimé Millet aurait presque l’air d’un philosophe en armes. Le message que véhicule cette statue est fort complexe : il s’agit à travers lui d’exalter l’appel à l’unité, condition de toutes les victoires, en même temps que la permanence d’un vieux pays qui, même s’il a vécu les pires défaites, est toujours parvenu à rester lui-même.
On ne s’étonnera pas, dès lors, de voir le souvenir de Vercingétorix convoqué lors de la débâcle de 1870-1871, en particulier lors du siège de Paris, vu comme un nouvel Alésia. En cette fin du XIXe siècle, le guerrier arverne sera mis à toutes les sauces, tour à tour bonapartiste et boulangiste, républicain et royaliste, anticlérical et christique… Vercingétorix sera même assimilé au poilu des tranchées durant la première guerre mondiale. Malgré l’œuvre magistrale du grand Camille Jullian (1859-1933), qui entreprend de rendre un peu d’historicité au personnage, le mythe semble une fois pour toutes plus fort que l’histoire.
La débâcle de 1940 sera, en la matière, une sorte d’apothéose. Après le honteux armistice du 22 juin, l’Etat n’est plus que l’ombre de lui-même. Paris est occupé, le gouvernement s’est donc replié à Vichy, dans l’Allier. Donc, en pays arverne. Comment s’étonner alors de voir la propagande établir un parallèle entre le maréchal Pétain et cet autre grand guerrier qui, deux mille ans avant lui, avait fait don de sa personne à la Gaule pour épargner à celle-ci les pires souffrances ?
Civilisation attachante
Le nouveau régime ne lésine pas sur la comparaison, qui devient encore plus nécessaire lorsqu’il s’engage dans la voie de la collaboration. Des brochures exaltant les grands hommes, de Vercingétorix au Maréchal, sont publiées. « Quel message fera-t-on passer ? Le plus vieux de tous. D’un mal (la défaite – glorieuse – de Vercingétorix) est né un bien, l’intégration de la Gaule à la civilisation. Aimons nos racines, apprécions la valeur de nos chefs, (…) mais ne nous obstinons pas dans des luttes vouées à l’échec », résume Christian Goudineau.
Cette entreprise connaîtra son accomplissement le 30 août 1942, sur le plateau de Gergovie, au pied du hideux mémorial érigé en 1900 à la mémoire de Vercingétorix. Là, pour le deuxième anniversaire de la Légion française des combattants, des urnes et des coffrets contenant de la terre venant de toutes les provinces de la France et des colonies sont apportés, et leur contenu est rassemblé en présence du vieux maréchal et de 30 000 jeunes légionnaires, dans une sorte de célébration païenne du culte du chef. Par une énième métamorphose, Vercingétorix était devenu le héraut de la révolution nationale.
Au sortir de la guerre, l’heure est à la réconciliation européenne et au dépassement des nationalismes. Par ailleurs, les grands hommes ne font plus recette. Aussi Vercingétorix passe-t-il quelque peu de mode, tandis que la multiplication des découvertes archéologiques permet enfin, peu à peu, de se faire une idée plus précise du quotidien des habitants de la Gaule avant l’époque romaine. Dans un lumineux essai intitulé Nos ancêtres les Gaulois (Seuil, 2008), Jean-Louis Brunaux fait la synthèse de tous les acquis récents de la recherche, et réfute l’idée selon laquelle on serait condamné, au sujet de la Gaule, à pratiquer une « histoire en demi-teinte ». « Les Gaulois ne sont pas un peuple sans histoire, ainsi qu’on le dit de certaines civilisations “primitives”. Celle-ci ne s’est pas conservée, mais elle existe – évidemment sous une autre forme – dans celle de ses deux plus prestigieux voisins, les Grecs et les Romains. »
Récusant les discours visant à dissoudre les Gaulois dans un ample « monde celte » (très en vogue de l’après-guerre aux années 1980), il met en lumière la spécificité d’une civilisation originale et attachante, née du contact avec les Grecs phocéens venus fonder la future Marseille aux environs de 600 av. J.-C. Tout d’abord structurée autour d’une redoutable aristocratie guerrière, celle-ci a connu une lente mutation sous l’influence des druides, un groupe de savants refusant la transmission écrite des savoirs. Ces sages réussirent à créer entre la soixantaine de peuples occupant les Gaules une sorte de confédération unie par des liens fragiles, mais bien réels. Incontestablement, les Gaules étaient prospères : l’archéologie a montré que nombre de domaines agricoles que l’on prenait depuis toujours pour des créations romaines remontaient en réalité à la période gauloise.
Bientôt l’aura de Rome commence à supplanter l’influence grecque, et ce système entre en crise. C’est cela qui échappe au lecteur de la Guerre des Gaules, tout simplement parce que César s’appuie, dans son Livre VI, sur les écrits d’un savant grec du IIe siècle avant notre ère nommé Posidonius d’Apamée. Les observations de ce dernier ne sont plus forcément valables quand le proconsul romain commence son entreprise conquérante.
Affaiblis par les incursions répétées des peuples germaniques, séduits par le monde romain, les peuples de Gaule ne se soulèveront jamais en totalité, et si Vercingétorix a échoué, c’est autant en raison du génie de César qu’à cause des revirements de ses alliés, en particulier les Eduens, dont la capitale, Bibracte, était à deux pas d’Alésia. Aussi les Gaules se sont-elles autant offertes à César que celui-ci les a conquises. Et sans doute la rapidité du processus d’intégration à l’empire est-elle la meilleure preuve du fait qu’avant même l’irruption de César, le processus était déjà bien engagé.
Les chantres de l’exceptionnalité française donneront à la période qui va suivre le nom de « gallo-romaine », comme pour signifier que le pays, même devenu romain, n’avait jamais cessé d’être la Gaule. Reste que, pendant plus de trois siècles, celle-ci s’est complètement fondue dans l’empire. D’ailleurs, les historiens d’aujourd’hui n’utilisent plus cette catégorisation et préfèrent parler de culture provinciale gauloise, au sein du monde romain.
Sans aller jusqu’à suivre Michelet, qui jugeait que « la Gaule est perdue comme l’Atlantide », on doit admettre que bien peu nous lie aux habitants de la Gaule préromaine. Hormis peut-être cette image persistante du « Gaulois réfractaire au changement » (devant sans doute plus aux histoires d’Astérix qu’à Vercingétorix), dont le président Emmanuel Macron a cru pouvoir plaisanter en août 2018, provoquant à l’occasion une de ces belles polémiques estivales dont la Gaule – pardon, la France – a le secret.