L’ouvrage des journalistes Matthieu Slisse et Brianne Huguerre-Cousin révèle les dessous du commerce très lucratif des entreprises de pompes funèbres. Il alerte sur le nouveau détournement d’un service public au nom de la course au profit, après les Ehpad et les crèches. Nous en publions les bonnes feuilles.
Brianne Huguerre-Cousin et Matthieu Slisse (Mediacités)
14 octobre 2025 à 14h40
14 octobre 2025 à 14h40
C’estC’est une enquête choc. Sur un sujet qui l’est tout autant : la mort. Ou plutôt son exploitation et celle de ses à‑côtés : la perte, le deuil, la douleur, le chagrin. Une enquête qui révèle comment nos défunt·es sont devenu·es un marché, évalué à 3 milliards d’euros par an, sur lequel prospère une espèce particulière : celle des charognards.
Les « charognards »… C’est ainsi que Brianne Huguerre‐Cousin et Matthieu Slisse ont choisi de désigner ceux qui, depuis la libéralisation du secteur des pompes funèbres en 1993, ont transformé les obsèques en un très lucratif business. Au détriment des proches endeuillé·es et, parfois, au mépris du respect élémentaire dû aux défunt·es.
À la suite d’une première série d’articles parus dans les colonnes de Mediacités en décembre 2023, les deux journalistes ont enquêté pendant plus d’un an, recueillant une centaine de témoignages et exhumant des documents que les « empereurs de la mort » auraient préféré garder enfouis.

Une boutique de pompes funèbres en Normandie. © Photo Laurent Grandguillot / REA
Leur ouvrage, à paraître le 17 octobre aux éditions du Seuil, est le fruit de ce long et minutieux travail d’investigation. Il raconte comment la mort est devenue « un marché comme un autre », selon les mots de la secrétaire générale de la Fédération nationale du funéraire. Comment, après les crèches et les Ehpad, un autre service public a succombé à la quête effrénée du profit et de la rentabilité.
Pointant notamment les pratiques des deux géants du secteur, OGF et Funecap, qui détiennent à eux deux un tiers du marché, l’enquête de Matthieu Slisse et de Brianne Huguerre-Cousin lève le voile sur un univers mal connu et souvent tabou. Sur ces agences funéraires, où des employé·es mal payé·es et sous pression intense de leurs managers doivent appliquer des techniques commerciales cyniques pour profiter de la détresse des endeuillé·es et faire grimper le prix des obsèques. Sur ces chambres funéraires où les intérêts commerciaux passent avant l’accompagnement des familles. Sur ces crématoriums devenus les vaches à lait des industriels de la pompe funèbre, faute de contrôle des collectivités.
Un ouvrage édifiant sur un sujet majeur dont Mediapart et son partenaire Mediacités vous proposent de lire quelques morceaux choisis en avant‐première.
Un malade est un patient, un défunt est un produit marchand
Le 31 août 2024, Annie Gérôme vit ses derniers instants. Victime de problèmes cardiaques, elle est d’abord emmenée aux urgences de Montluçon (Allier), avant qu’un hélicoptère ne la conduise à l’hôpital de Vichy. Elle y décédera à 81 ans. « Ça faisait cinquante‐huit ans qu’on était mariés, soixante ans qu’on se connaissait. On ne raie pas soixante ans de vie commune comme ça », raconte avec émotion son mari, Claude.
Lorsque le corps sans vie de son épouse a dû être rapatrié à Montluçon, leur ville de toujours, « il a fallu qu’[ils] se débrouille[nt] », se souvient l’octogénaire. Alors que l’hélicoptère qui avait transporté Annie à Vichy était pris en charge par la Sécurité sociale, sa famille a dû, à ses frais, missionner une entreprise de pompes funèbres privée pour pouvoir l’enterrer dans sa commune de résidence. « Ils nous l’ont ramenée, ça nous a coûté 450 balles. Pour faire 70 kilomètres. »
Claude Gérôme, encore en plein deuil, reste dans l’incompréhension la plus totale. « On ne paie pas quand on part à l’hôpital, ni quand on en revient vivant. Mais si on revient avec les deux pieds devant, c’est une autre histoire », constate‐t‐il, incrédule. Ce qu’il a brutalement découvert, c’est qu’en France, un malade est un patient… et un défunt est un produit marchand. Tout ce que vous lirez dans ce livre part – et dérive – de là. Ce n’est ni une erreur ni un dysfonctionnement. C’est un choix, inscrit comme tel dans la loi.
Aux côtés des télécoms, de l’électricité ou encore de la gestion de l’eau, l’organisation des obsèques est qualifiée de service public « industriel et commercial », autrement dit « concurrentiel ». Les conséquences ? Elles sont glaçantes. [Le livre Les Charognards] s’attache à les décrire avec minutie, mais les voici déjà d’une phrase : il existe une industrie du chagrin, et elle a de beaux jours devant elle.
Dépense contrainte, clients captifs
Il faut rappeler d’emblée le caractère ô combien singulier des dépenses funéraires. L’endeuillé, que l’on est forcé d’appeler client, est captif. Les obsèques comptent en effet parmi les dépenses parfaitement obligatoires. On ne pousse pas la porte d’une agence de pompes funèbres parce qu’on le veut mais parce qu’on le doit.
Éprouvés par le deuil, parfois en état de choc lorsque le décès survient de manière parfaitement inattendue, et pressés par le temps, les proches abandonnent le plus souvent leurs réflexes habituels de consommateurs. Ainsi, là où la concurrence est généralement présentée comme un avantage permettant de choisir l’opérateur le moins cher, celui dont les produits sont de la meilleure qualité ou encore la boutique où les vendeurs sont les plus sympathiques, dans le cas des services funéraires elle a des effets très limités tant la rationalité des acheteurs est mise à mal.
Après s’être confiés sur l’hommage souhaité, après avoir transmis le certificat de décès et le livret de famille, rares sont ceux qui répètent l’exercice dans une seconde agence afin de mettre en concurrence les prix. Au moment d’organiser des funérailles, qui voudrait passer pour un radin ? Ainsi, alors même que les obsèques coûtent en moyenne 4 000 euros, la plupart des familles déclarent avoir fait leur choix en raison de la proximité géographique de l’opérateur funéraire avec leur domicile ou avec le lieu du décès. De quoi fortement remettre en cause la supposée « liberté de choix ».
[…]
4 000 entreprises et deux barons
Si la dépense funéraire est on ne peut plus particulière, le commerce, lui, est des plus ordinaires. « C’est un marché comme un autre », explique sans détour Élisabeth Charrier, la secrétaire générale de la Fédération nationale du funéraire (FNF), premier syndicat patronal de la profession. Libéralisé mais « hyper-réglementé », elle le rapproche des secteurs bancaires ainsi que du transport de voyageurs.
Le pactole annuel, partagé entre 4 000 entreprises, s’élève aujourd’hui à 3 milliards d’euros. Il est appelé à grossir au fil du vieillissement de la population : au nombre de 640 000 en 2024, les obsèques organisées chaque année pourraient dépasser les 800 000 d’ici 2050. Cette croissance assurée, une rareté dans le monde économique, suscite l’intérêt – croissant lui aussi – d’entrepreneurs, businessmen et financiers.
Alors qu’il n’existait qu’un seul acteur national à la fin des années 1990, plusieurs autres réseaux se sont développés, mais deux marques implantées partout en France conservent une large part du magot. La première, ce sont les Pompes funèbres générales (PFG), l’enseigne historique du groupe OGF détenu par un fonds d’investissement canadien. Détail qui n’en est pas un, la lettre F du sigle ne signifie pas « funéraire »… mais « financement » : Omnium de gestion et de financement.
La seconde, c’est Roc Eclerc, filiale de Funecap, un groupe créé en 2010 et aujourd’hui possédé… par deux fonds d’investissement. À eux deux, OGF et Funecap, en concurrence frontale, organisent une cérémonie funéraire sur trois en France. Et leur domination ne s’arrête pas là. La gestion de la plupart des crématoriums ? C’est eux. La fabrication des cercueils ou des appareils de crémation ? Encore eux. La formation des agents funéraires ? Encore et toujours eux.
« Les Charognards », ces personnes qui, selon la définition du dictionnaire en ligne Le Robert, « exploite[nt] impitoyablement les malheurs des autres », voilà comment nous avons choisi de désigner les patrons et actionnaires de ces empires de la mort. Si nous employons ce qualificatif, c’est qu’il nous apparaît des plus adaptés pour pointer l’obscénité des pratiques des leaders privés du funéraire. Et si celles‐ci peuvent prospérer, c’est grâce au tacite assentiment des pouvoirs publics, nombreux à avoir oublié que, malgré les discours, la mort ne sera jamais un marché comme les autres.
Nous tenons à être très clairs d’emblée, ce terme n’est en aucun cas à attribuer aux milliers d’employés de ces deux barons funéraires : conseillers, fossoyeurs, chauffeurs‐porteurs, maîtres de cérémonie… Toutes ces ouvrières et tous ces ouvriers de la mort, tous ces soutiens d’endeuillés bouleversés sont à compter parmi les premières victimes de cette industrialisation du chagrin, tant la recherche effrénée de rentabilité entraîne de souffrances dans l’accomplissement de leurs missions.
Cette performance, c’est la vôtre […]. La mortalité est un facteur que vous avez su exploiter pour tirer profit et dépasser nos objectifs.
Aurélien Mestric, responsable d’OGF pour la région niçoise
Le 31 décembre 2020 est un réveillon un peu particulier. Alors que, d’ordinaire, des centaines de milliers de Français se pressent sur les Champs‐Élysées, la mythique avenue est complètement déserte, couvre‐feu oblige. Les célébrations qui font habituellement vibrer le pays sont très sages. Le gouvernement insiste : pas plus de six personnes autorisées par logement. La deuxième vague de l’épidémie de covid‐19 continue de sévir, et l’heure est à la retenue, d’autant que la campagne de vaccination vient seulement d’être lancée.
Depuis le début de la crise sanitaire, la maladie a déjà tué 69 000 personnes en France. Ce jour‐là, Aurélien Mestric, responsable d’OGF pour la région niçoise, s’est, lui, levé très tôt – ou peut‐être s’est-il couché très tard. Souhaite‐t‐il préparer la soirée de la Saint‐Sylvestre ou boucler les dernières tâches administratives avant le Nouvel An du lendemain ? Non, l’explication est tout autre. Il est 4 heures du matin et il jubile : les équipes qu’il supervise viennent de dépasser un objectif considérable.
Ni une ni deux, il partage la grande nouvelle avec ses équipes. Il s’emporte lorsqu’il intitule son mail « LE MILLION », en majuscules dans le texte, pour faire part de son euphorie. « C’est avec un grand plaisir que je vous annonce que nous avons dépassé notre objectif budgétaire et le MILLION », exulte‐t‐il. Une « très belle performance », qu’il lie sans gêne aucune « à la mortalité en hausse ». Mais aussi à « l’esprit de conquête » de ses équipes, ou encore à leur envie de « vendre [leurs] produits et services ». « Cette performance, c’est la vôtre, conclut‐il. La mortalité est un facteur que vous avez su exploiter pour tirer profit et dépasser nos objectifs. »
[…]
Au sein du groupe funéraire numéro un en France, on compte des professionnels des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) et des assurances, ainsi que des directeurs de magasins Adidas, Armand Thiery, Bureau Vallée, Conforama, et même un ancien responsable de restaurants La Pataterie.
Vendre des gratins dauphinois, des polos, des stylos ou des monuments funéraires… du pareil au même ? Évidemment, non. Pour autant, les compétences mises en avant par plusieurs manageurs sur le réseau professionnel LinkedIn reprennent celles de n’importe quel autre secteur marchand. Sur leurs profils, rares sont d’ailleurs ceux qui jugent bon de souligner la singularité du funéraire par rapport à leurs anciennes activités.
À l’inverse, dans la quasi‐totalité des profils étudiés, les cadres assument sans détour que leur mission principale est d’assurer le développement commercial de l’entreprise. L’un d’eux se félicite « d’optimiser la performance » de la vingtaine de points de vente dont il a la charge, « grâce à la mise en place d’actions d’animations commerciales ». Un autre indique suivre avec attention les « KPI » (Key Performance Indicators, les « indicateurs clés de performance »). Pour désigner leur périmètre, plusieurs emploient l’expression « centre de profits ». L’utilisation de cette formule comptable dit tout d’un secteur qui, malgré ses particularités évidentes, se vit comme n’importe quelle autre branche marchande.
Vendre toujours plus
« Le sentiment d’injustice », « d’imposture », « l’impression d’arnaquer les familles »… Les qualificatifs s’enchaînent pour décrire l’autre réalité du travail d’un conseiller funéraire. Ce que [Claire* et Inès*, deux ex‐salariées de Pompes funèbres générales] dénoncent avant tout, c’est la pression du chiffre. Leur métier, ce n’est pas uniquement d’accompagner des familles en deuil, c’est surtout de vendre. En quantité.
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« Une des grosses arnaques, c’est le “SFAO”. Je le détestais », tempête Claire. SFAO, encore un sigle à la française qu’on peine à saisir. Comprenez : « service courriers et formalités après obsèques », une formule made by OGF qui garantit aux familles « un accompagnement sur mesure pour réaliser facilement et rapidement toutes [leurs] démarches » pour la modique somme de 299 euros. De quoi soulager les endeuillés des formalités parfois longues et difficiles, comme la clôture de comptes bancaires ou encore le changement de carte grise du véhicule auparavant utilisé par le défunt. […] « On doit mettre le SFAO dans le devis sans l’expliquer aux clients, [affirme] Claire. Comme ça, les familles ne s’en rendent pas compte. C’est clairement une entourloupe. » De quoi la mettre face à ses contradictions morales. « J’ai dit à mon mari que je me sentais mal, que je les volais. »
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Les objectifs commerciaux pèsent aussi sur le moral d’employés du groupe Funecap. Nous avons rencontré Margaux Puigrenier, salariée de Roc Eclerc depuis l’été 2022, à la terrasse d’une brasserie de Limoges (Haute‐Vienne). […] « En formation, on nous dit que lorsqu’une famille veut un cercueil simple, il ne faut pas forcément lui vendre le premier prix. Simple ne veut pas dire “pas cher”, et il faut toujours partir sur les cercueils à des prix un peu plus élevés, détaille‐t‐elle. On doit dire aux familles : “Celui‐là, il est simple, mais il est quand même un peu plus joli.” Ou d’autres phrases du style : “Faites attention, c’est la dernière image que vous avez du défunt, c’est important”, “Soyez sûrs de faire le bon choix”. Lorsque les familles veulent un cercueil en bois brut pour une crémation, on nous incite à parler de l’hommage. On les prend par les sentiments. »
Je voulais me suicider car je me disais : “Pour que les choses bougent, il faut qu’il y ait un drame.”
Inès, ex-salariée
Les yeux rivés sur des tableurs, où les décès ne sont plus que des chiffres, les directeurs de secteur d’OGF ne laissent rien passer. À chaque résultat, son mail encourageant… ou l’inverse. « Encore un effort pour le SFAO, les prochains dossiers devront comporter ce service (je rappelle 100 % gagnant) », encourage ainsi le responsable de Claire et Inès dans un mail que nous avons pu consulter.
Cette cascade de mails, Claire l’appelle « la fourmilière ». […] « Le matin, j’avais une boule au ventre en allant travailler », confie[-t-elle], la voix tremblante d’émotion. […] Elle s’arrête de parler, les larmes roulent sur ses joues. C’est son mari Antoine* qui prend le relais, relatant avec émotion le mal‐être de sa femme au travail. Comme cette fois où il l’a retrouvée en pleurs, prostrée dans la douche. Paniqué, il se souvient d’avoir « compté les cachets », de peur que son épouse ne profite de son ordonnance pour consommer ses médicaments en surdose.
[…]
Ce que raconte le couple, Inès l’a aussi vécu. « J’ai fait une tentative de suicide. J’ai avalé tous mes antidépresseurs et anxiolytiques. Je suis restée douze heures dans un état comateux, explique‐t‐elle. Je n’étais plus que l’ombre de moi‐même, je n’avais plus goût à la vie. » Désespérée par son expérience, elle confie que son geste était presque politique : « Je voulais me suicider car je me disais : “Pour que les choses bougent, il faut qu’il y ait un drame.” » C’est d’ailleurs pour dénoncer ce qui se passait dans son entreprise qu’elle a pris contact avec nous.
Le marché verrouillé des contrats obsèques
« Mes gosses n’ont pas de fric, s’il m’arrive quelque chose, ils ne pourront pas payer. » En 2013, Claude Boucher vient de passer le cap des 60 ans et il est pris « d’une espèce de panique ». Après un souci de santé, il se met à imaginer le pire. Et si son décès avait des conséquences financières désastreuses pour sa famille ? Le jeune retraité prend alors la décision de souscrire un contrat d’assurance obsèques, un dispositif très prisé des Français, qui sont d’ailleurs 500 000 à avoir la même idée chaque année.
[…]
Cette crainte – la peur d’être un poids pour ses enfants –, les sociétés de pompes funèbres en font leur principal argument de vente. Sur chaque vitrine, sur chaque agence, et même à la radio ou à la télévision, les deux groupes font la même promesse. « Prendre soin de ses proches avec l’assurance obsèques PFG, c’est tout prévoir aujourd’hui pour les soulager demain », garantit par exemple l’enseigne dans un spot télévisé émouvant, sur fond d’étreinte entre une mère et son fils. Une angoisse qui rend les futurs souscripteurs particulièrement influençables, comme l’avoue de lui‐même Claude Boucher, qui regrette aujourd’hui son choix. « C’est se faire du fric sur les morts », fulmine‐t‐il.
[…]
La vente de contrats de prévoyance est au cœur de la stratégie commerciale des deux grands groupes. Et pour cause, elle permet d’aller chercher les nouveaux clients au sein même des familles en deuil. Les conseillers funéraires, qui sont chargés d’organiser les obsèques, sont encouragés à en vendre le plus possible et sont vivement réprimandés s’ils n’atteignent pas les objectifs fixés. Ainsi, dans un mail envoyé à ses équipes, Aurélien Mestric, l’ex-directeur du secteur de Nice pour le groupe OGF, rappelle ses subordonnés à l’ordre.
En gras, il souligne : « Au 11 mai [2020], nous avons réalisé 25 obsèques et vous avez créé 5 propositions prévoyance, soit 1 proposition pour 5 dossiers de pompes funèbres. » Un résultat manifestement insuffisant, car il enchaîne avec une liste de consignes pour booster les futures ventes. […] Chez Funecap, des « challenges » entre salariés sont organisés, le gagnant étant celui qui vendra le plus de contrats. « Nous sommes à la mi‐parcours et nous avons de nouveaux conseillers qui ont atteint la barre des douze contrats […] !, exulte Sébastien Groux, l’un des responsables du groupe pour l’ouest de la France. Félicitations à Catherine* (numéro un en France !) »

Pour aller chercher ceux qui sont passés entre les mailles de leurs filets, les géants des pompes funèbres ont mis en place d’astucieux partenariats avec les sociétés de bancassurance. Celles‐ci redirigent en effet les souscripteurs, dès qu’ils signent un contrat obsèques chez elles, vers l’une des deux plus grandes entreprises du funéraire. Or ces pratiques sont illégales.
Des corps inversés
[…] Geoffroy est chauffeur‐porteur. Son métier, c’est d’être quotidiennement au contact de la mort, y compris dans ses expressions les plus traumatisantes. Au plus bas de la hiérarchie professionnelle et salariale, les chauffeurs‐porteurs – en écrasante majorité des hommes arrivés par hasard dans cette profession où aucune qualification particulière n’est exigée – effectuent les missions les plus essentielles des pompes funèbres : le transport et la mise en bière des corps.
[…]
[Il] raconte qu’il lui est déjà arrivé de sceller les cercueils lui‐même lors des mises en bière pour les crémations, alors que cette tâche doit être effectuée uniquement par un officier de police agréé. « On avait récupéré des bâtons de cire et on faisait le scellé avec une pièce de 2 euros », confie‐t‐il. Selon lui, sa direction en était pleinement informée. Sceller les cercueils soi‐même ? Une pratique apparemment courante que nous confirment d’autres employés des pompes funèbres.
Grâce à Claire, la conseillère funéraire dont nous racontions l’histoire précédemment, nous avons même pu nous procurer une liasse de scellés de police. Aujourd’hui, un autocollant rouge a remplacé la cire des bougies. Sur le rond écarlate, on peut lire : « Police nationale, scellé, ne pas ouvrir ». Nous avons pu faire vérifier l’authenticité par un agent de police avec qui nous avons échangé. « Quand je suis arrivée à PFG, je me suis rendue au commissariat et on m’a donné un beau petit paquet de scellés. On m’a dit que la police n’avait pas trop le temps », se souvient Claire. […] Si la présence de la police est obligatoire lors de la fermeture du cercueil avant crémation ainsi que pour tout transport intercommunal, c’est afin d’éviter toute inversion des corps.
[…]
Le 10 juillet 2025, une femme de 83 ans a été crématisée par erreur à Paris alors que sa famille souhaitait l’inhumer dans sa région d’origine, en Normandie. Au crématorium du Père‐Lachaise, géré par Funecap, le cercueil a été placé au mauvais endroit par le maître de cérémonie, et un second employé a manqué de vigilance lors de la vérification de l’identité de la défunte. « Il s’est rendu compte de son erreur une minute après avoir placé le cercueil dans le four, mais c’était trop tard : la porte ne pouvait plus s’ouvrir… », relate Xavier Thoumieux [le coprésident de Funecap] au Parisien.
Graves problèmes d’hygiène
William Gugan a 44 ans. Après plusieurs années à livrer des colis à domicile, il est embauché chez Roc Eclerc à Limoges (Haute‐Vienne), d’abord comme intérimaire, puis comme chauffeur‐porteur permanent dans le courant de l’année 2024. […] La plus difficile des tâches qu’[il] doit assurer, ce sont les réquisitions de police. Puisque seules les pompes funèbres sont habilitées à transporter des corps, dès qu’un individu décède dans un lieu public ou bien à domicile, celles‐ci sont « réquisitionnées » par les forces de l’ordre. À Limoges, Roc Eclerc est régulièrement sollicité.
[…]
Le père de famille né au Ghana se souvient notamment de deux personnes qui s’étaient suicidées en sautant d’un pont. « Ils étaient déchirés », dit‐il, encore marqué. Pour ne rien arranger, il nous confie qu’il lui est arrivé à plusieurs reprises d’effectuer ces missions sans équipements de protection adaptés. « On n’a pas toutes les tenues qu’il faut pour faire nos réquisitions. Les mêmes costards qu’on porte la journée en cérémonie, ce sont ceux qu’on porte en intervention, explique‐t‐il. On a des gants fins, mais il arrive qu’ils se déchirent. Ça m’est arrivé à un domicile pour une personne qui était décédée depuis longtemps. Un “pourri”, comme on dit dans le métier. Et comme protection, j’avais juste ces gants. » « C’est de la maltraitance ! », réagit vivement Gwenaëlle Locher, médecin bactériologiste spécialisée en prévention du risque infectieux à qui nous avons relaté ce témoignage.
[…]
Par leur négligence, nos collègues n’ont pas manqué de contaminer les locaux à usage collectif du bâtiment en semant sur leur passage les asticots et les fluides de la défunte.
Extrait du mail d’un salarié à sa hiérarchie
Le récit du chauffeur‐porteur limougeaud fait écho au témoignage d’un autre professionnel de Roc Eclerc. Contrairement à son collègue, celui‐ci a effectué une remontée par écrit à sa hiérarchie. Nous avons pu consulter le mail dans lequel il relate une prise en charge de l’été 2022 qui représente, selon lui, « tout ce qu’il ne faut pas faire dans [leurs] métiers ».
La scène qu’il décrit se déroule dans un immeuble d’habitation de la banlieue nantaise. Deux chauffeurs‐porteurs sont réquisitionnés pour une intervention à domicile. Alors que le corps qu’ils doivent prendre en charge est en état de décomposition avancée, les professionnels se présentent sans équipements de protection, à l’exception de gants et de masques en papier. Rapidement, la housse prévue pour le transport du corps est maculée de fluides corporels et recouverte d’asticots.
« Par leur négligence, nos collègues n’ont pas manqué de contaminer les locaux à usage collectif du bâtiment (hall d’entrée, couloirs et ascenseur) en semant sur leur passage les asticots et les fluides de la défunte, s’indigne notre source auprès de son responsable. Nous avons le devoir de faire preuve de professionnalisme lors de nos interventions. Cela passe par une attitude irréprochable devant les familles ou les intervenants que nous rencontrons, mais [implique] aussi de nous préserver [des accidents], blessures ou infections dus aux conditions spécifiques de nos métiers. »
« C’est assez effrayant, commente la bactériologiste Gwenaëlle Locher. En l’absence d’équipements de protection pour cette intervention, il y a un vrai risque infectieux pour ces personnels. »
Les crématoriums : services publics mais bastions privés
« Mémorable », « exceptionnelle », « historique ». À l’été 2019, les adjectifs ne manquent pas à Xavier Thoumieux et Thierry Gisserot, les deux inséparables présidents fondateurs de Funecap, pour célébrer l’une de leurs plus éclatantes victoires dans les colonnes du magazine spécialisé Résonance funéraire. « C’est un défi que d’aucuns disaient insurmontable, mais “à cœur vaillant, rien d’impossible” », fanfaronnent‐ils.
[…]
Il faut dire que les « cœurs vaillants » de Funecap viennent de réussir un sacré coup. Au terme d’une intense compétition, ils ont remporté la gestion du crématorium du Père‐Lachaise à Paris. Et ce, au nez et à la barbe des pompes funèbres municipales dont l’offre a été jugée insuffisamment convaincante par Anne Hidalgo et ses services. Une décennie à peine après sa création en 2010, Funecap est l’acteur principal d’une révolution : jamais depuis son inauguration en 1889 le crématorium de la capitale n’avait été géré par une structure privée. Si même ce bastion réputé imprenable peut tomber… alors les Charognards peuvent saliver.
[…] De la même manière que les piscines, les transports en commun, la restauration scolaire ou encore le traitement des eaux usées, les crématoriums relèvent de la compétence des collectivités locales : communes, communautés de communes ou métropoles. Seulement, elles ont la possibilité d’en déléguer la gestion et sont nombreuses à le faire. Pour ne pas avoir à assumer les investissements parfois importants, par manque de personnel qualifié, par habitude aussi, elles signent des délégations de service public (DSP).
[…] Selon le décompte 2023 de la Fédération française de crémation (FFC), seuls 37 des 223 crématoriums en service en France sont gérés par une structure publique. Sans surprise, les deux principaux industriels de la mort jouent les premiers rôles. Funecap gère 65 équipements, qu’ils soient déjà en fonctionnement ou encore en cours de construction. OGF, numéro un historique de la gestion des crématoriums, est quant à lui le délégataire de 80 collectivités. Si bien que les deux principales entreprises funéraires françaises régissent plus de la moitié du parc français. De véritables empires crématoires. Mais pourquoi un tel appétit ? Parce que les crématoriums sont des « filons lucratifs ».
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Brianne Huguerre-Cousin et Matthieu Slisse, Les Charognards, 208 pages, à paraître le 17 octobre aux éditions du Seuil.
Brianne Huguerre-Cousin et Matthieu Slisse (Mediacités)