FRANÇOIS RUFFIN «Jusqu’ici, nous échouons à muer en espoir la colère des “fâchés pas fachos”»

Les résultats de Jean-Luc Mélenchon au premier tour provoquent chez le député picard un sentiment mêlé de «fierté du chemin parcouru» et de frustration de n’avoir pas su convaincre la France dite «périphérique».

  • Libération
  • 14 Apr 2022
  • Recueilli par Rachid Laïreche Photo Boby

François Ruffin ne croyait pas vraiment en la qualification de Jean-Luc Mélenchon pour le second tour. Le député picard est un pessimiste: il voit tout en noir en espérant secrètement le soleil. Il s’est jeté le lendemain du premier tour dans les cartes des résultats pour noter les forces et les faiblesses du candidat de l’Union populaire. Il note les progressions dans les grandes villes et les quartiers populaires, mais aussi le recul dans la France qu’on appelle périphérique. Avec le «député reporter» – qui lance sa campagne législative le samedi 30 avril avec le duo d’humoristes Shirley et Dino –, on a échangé au téléphone pour parler de l’avenir, notamment de la lutte contre le RN de Marine Le Pen.

Dimanche soir, à la tombée des résultats et l’élimination, malgré les 21,95 %, de Jean-Luc Mélenchon, quel a été votre premier sentiment ?

D’abord de la fierté, la fierté du chemin parcouru. Je me suis dit : l’histoire continue, le fil n’est pas rompu. Parce que, sans Jean-Luc Mélenchon, sans nous avec lui, après les années Hollande, après sa créature Macron, la gauche pourrait être liquidée, enterrée. Nous avons ramassé un drapeau en guenille, et regardez maintenant comme il brille. C’est cette fierté que j’ai éprouvée pendant toute la campagne, avec des milliers de personnes dans les meetings, des dizaines de milliers dans les marches : nous sommes là, debout. L’espoir demeure.

En même temps, dimanche à 20 h 01, c’était «caramba, encore raté!» Je ne veux pas qu’on devienne des perdants magnifiques. L’équipe de France de mon enfance, celle de Platini, Giresse, Tigana et compagnie, elle était pleine de panache, comme nous, elle faisait les plus beaux matchs, comme nous, mais à la Coupe du monde de 82, à celle de 86, deux fois elle échoue en demi-finale, et deux fois contre l’Allemagne. Quand est-ce qu’on va jouer la finale ? Quand est-ce qu’on va l’emporter ?

Lorsqu’on observe les cartes, on voit que Mélenchon est fort dans les grandes villes et les quartiers populaires. Mais beaucoup moins dans la France périphérique.

Au fond, ça montre l’efficacité de la campagne. Parce que Jean-Luc s’adresse aux outre-mer, il s’y rend plusieurs fois, et il est élu président de la Guadeloupe, de la Réunion, au premier tour ! Jean-Luc veut la jeunesse progressiste de centre-ville, celle des marches pour le climat, il met le paquet, et il les emporte largement avec lui. Jean-Luc veut les quartiers populaires, il se pose comme l’anti-Zemmour, et la gauche retrouve droit de cité dans les cités. Finalement, tous les paris de la campagne sont gagnés. La France périphérique, en revanche, celle des bourgs, n’apparaît pas comme une priorité. Et quand on regarde les statistiques issues des urnes, c’est là-dedans qu’on plonge: le vote Mélenchon fait 24 % en agglomération parisienne [+8 points comparé à 2017, ndlr]. Mais c’est 14% dans les communes entre 20 000 et 100 000 habitants [-7 points]. Un coup d’oeil à une carte du pays suffit : pour La France insoumise, une zone rouge autour de Paris. Le bleu foncé de Le Pen, en revanche, s’étend sur tout le Nord, le Pas-de-Calais, la Picardie, la Champagne, la Lorraine, 42 départements, et pour beaucoup des terres ouvrières. C’est là qu’on perd. Au-delà même de la gauche, ça pose une question sur l’unité du pays, ces fractures politico-géographiques : comment on vit ensemble ? Comment on fait nation, sans se déchirer ?

Le tableau est comment dans votre circonscription ?

Il offre quasiment un cas chimiquement pur. Sur Amiens, Mélenchon devance Macron, presque à égalité: le président domine dans le centreville, mais on cartonne dans les quartiers populaires, avec plus de 60 %. Sauf que, dès que tu t’éloignes de la métropole, à Flixecourt par exemple, qui est ouvrier pourtant, c’est la cata : Jean-Luc plonge à 15 %, Marine Le Pen grimpe à 44 %. Je le pensais déjà en 2017, je le disais : si on veut gagner, on doit aller chercher cette France-là.

Le mouvement des gilets jaunes en a montré l’importance politique, il a rendu visible, audible, cette France si longtemps muette. Et à ma mesure, durant la présidentielle, je me suis efforcé de parler à ces périphéries, avec des réunions publiques à Carbonne, à Rochefort, à Epinal… mettant en avant des caristes, des auxiliaires de vie, des salariés de la sous-traitance. Mais à l’évidence, jusqu’ici, les «fâchés pas fachos» ne se tournent pas vers nous. Nous ne parvenons pas à muer leur colère en espoir.

Mais Jean-Luc Mélenchon s’est adressé à eux ces dernières semaines…

Ça réclame un travail de longue haleine. Pour les quartiers populaires, ça fait des mois, voire des années, qu’on leur parle, avec des thématiques où ils se reconnaissent, parfois clivantes, comme la police par exemple. Les campagnes populaires exigent le même effort, et en vérité, peut-être dix fois plus d’efforts, pour dix fois moins de rendement, parce que l’habitat y est éclaté, parce qu’un vote Le Pen s’y est ancré. C’est pour moi un objectif électoral, mais aussi moral: on ne peut pas les abandonner au Rassemblement national. On ne peut pas, par une ruse de l’histoire, laisser triompher la logique de «Terra Nova». Je ne sais pas si vous vous souvenez ? En 2011, ce think tank proche du Parti socialiste recommandait une stratégie «France de demain», avec «1. Les diplômés. 2. Les jeunes. 3. Les minorités». Tandis que, pour les ouvriersemployés : «Le FN se pose en parti des classes populaires, et il sera difficile à contrer.» Sous-entendu, inutile même d’essayer. Nous devons, nous, essayer. C’est un impératif. Comment faire pour les convaincre ?

D’abord, il faut en faire un objectif commun : est-ce que cette analyse, est-ce que ce constat est partagé ? Est-ce qu’on se dit, l’Union populaire, ce sont les quartiers populai

res – qu’il faut garder – et les campagnes populaires – qu’il faut conquérir? On doit d’abord le poser comme une priorité, ensemble. Sinon, il n’y a pas de stratégie possible. Ensuite, je pense qu’il faut écouter les gens, faire quasiment du recueil de doléances. On ne fait pas de politique en extériorité, sans porosité. Et peut-être que des thèmes inattendus surgiront.

Je te donne un exemple: le numérique. Les candidats ne s’en sont pas saisis dans la campagne. Et pourtant, quand je fais mon boulot de reporter, on me cause de ça, spontanément, dans les bistrots, dans les mairies: à la CAF, à Pôle Emploi, aux impôts, il n’y a plus de guichets. Les gens doivent passer des heures à enregistrer des mots de passe sur Internet, à scanner leurs documents. Faire son dossier de retraite, avec la Carsat, c’est devenu la croix et la bannière. C’est ressenti comme une douleur par les habitants, ça les met dans un sentiment d’impuissance.

Donc, pour être majoritaire, il faudrait unir dans le même bloc les quartiers populaires et les campagnes populaires ?

Le débat est construit, évidemment, pour casser le bloc populaire. Entre jeunes et vieux, entre travailleurs et «assistés», entre blancs, Arabes, noirs, et maintenant, même, entre vaccinés et non vaccinés. Ma conviction, mon pari, depuis vingt ans maintenant, c’est que la question sociale peut rassembler.

Juste une anecdote. Durant mon mandat, la secrétaire d’Etat aux personnes handicapées, Sophie Cluzel, vient à Amiens. J’insiste, très fort, pour qu’elle rencontre des accompagnantes d’enfants en situation de handicap, et la préfecture accepte. On passe une belle heure d’échanges, et comme je connais par coeur, je me mets en écoute flottante. Je roupille à moitié, quoi. Et là, je me dis : ici, il y a Aline, Sandy, Hayat, Assia. Rien que par les prénoms, on perçoit les origines différentes. Ça fait un moment qu’elles causent, ça fait un an que je les filme, à aucun moment elles n’ont discuté de la nourriture à la cantine, de la taille de leurs vêtements, de leurs prénoms français ou pas. Non, elles ont discuté de leur travail, de comment elles peuvent gagner leur vie, de comment apporter un soutien aux enfants. C’est une parabole, à mon avis. Voilà ce qui les rassemble.

C’est la stratégie à avoir aux législatives pour gagner un maximum de circonscriptions ?

Franchement, je ne crois pas qu’une telle logique, inscrite dans le paysage, s’inverse en six semaines de campagne. Vraisemblablement, La France insoumise va se renforcer là où elle est déjà forte : dans l’ancienne banlieue rouge, dans les quartiers populaires des métropoles. C’est après qu’il faudra choisir : que vise-t-on ? Des bastions ? Ou se répandre dans les profondeurs du pays ?

Mais politiquement, l’Union populaire doit-elle s’ouvrir aux autres forces de gauche ?

Moi qui ai été élu, en 2017, avec le soutien de La France insoumise, du Parti communiste, des Verts, je ne suis hostile à aucune discussion. Mais je redis quel est mon but, et la collection de logos n’y suffira pas : reconquérir le coeur des gens.

Dimanche, Mélenchon a dit : «Pas une voix ne doit aller à Marine Le Pen.» Quelle est votre position sur le second tour ?

Il y a cinq ans, sans vouloir jouer les prophètes, je prévenais Macron dans une lettre ouverte : «C’est sur cette base rikiki, sur cette légitimité fragile que vous comptez mener vos régressions à marche forcée ? Que ça passe ou ça casse ? Vous êtes haï, monsieur Macron, et je suis inquiet pour mon pays, moins pour ce dimanche soir que pour plus tard, pour dans cinq ans ou avant: que ça bascule vraiment, que la fracture sociale ne tourne au déchirement.

Vous portez en vous la guerre sociale comme la nuée porte l’orage. A bon entendeur.»

Donc ?

Il n’a pas entendu. Il a mené ses réformes de président des riches, avec un mépris de classe. Et ensuite, même quand l’orage a pété, avec les gilets jaunes, comment a-t-il réglé la question ? Pas par des compromis, mais par des coups, par les LBD, avec deux cents crânes fendus, trente éborgnés, six mains arrachées… Pour se poser en héraut de la liberté, maintenant ! Et même, il a joué au pyromane avec l’extrême droite, tout au long de son mandat, par calcul, par cynisme : une petite phrase sur le voile ici, une couverture de Valeurs actuelles là, une loi symbolique pour remettre les couverts, un échange avec Zemmour… Et maintenant, le pyromane se fait pompier.

Et sur la position de Jean-Luc Mélenchon…

(Il coupe). Maintenant, c’est évident que ma voix n’ira pas à Marine Le Pen. Ne serait-ce que sur le social : en vérité, elle n’en a rien à secouer. En deux mois de débats à l’Assemblée, elle a dit trois mots sur les retraites ! Trois mots ! Elle qui prétend les défendre aujourd’hui. Parce qu’en ce moment, je l’entends, elle joue la partition des «petits contre les gros», pour mieux racoler nos électeurs.

Mais j’ai lu son «projet présidentiel» de la première à la dernière ligne : pas un mot sur les multinationales, pas un mot sur les paradis fiscaux, pas un mot sur la finance, pas un mot sur les actionnaires – alors que leurs dividendes ont battu des records. Elle veut créer un «ministère dédié à la fraude», mais c’est à la fraude sociale ! Parce que ceux qui «volent la France», elle l’écrit comme ça, ce serait les assistés et les immigrés, pas les milliardaires qui se sont goinfrés pendant la crise sanitaire, pas les Mulliez, Arnault, Hermès, qui échappent à l’impôt au Luxembourg. Et au mépris de classe, elle ajoute le mépris de race. Or, je vous l’ai dit, quel est mon objectif : bâtir un «bloc populaire». Elle travaille tous les jours à le diviser. Ce que je ferai dans l’isoloir, de toute façon, je n’en serai pas fier.

Vous avez longtemps dénoncé la difficulté d’être un député dans l’opposition. Pourquoi une nouvelle candidature ?

J’étais sans illusion sur la fonction législative de l’Assemblée : la loi ne se fait pas là, mais à l’Elysée. En revanche, la fonction tribunitienne, d’interpellation, marche à plein, et au-delà de mes espérances. Des auxiliaires de vie, des assistantes maternelles, viennent me voir sur un bout de trottoir : «Vous m’avez soulagée. On se sent représentées.» Quand je vois les résultats de dimanche, dans mon coin, il y a un enjeu, un défi : est-ce que, par ma manière d’être, par nos actions, la gauche va l’emporter à Flixecourt ? Et si j’arrive à regagner dans ma circonscription, où Le Pen est en tête à 30 %, est-ce que cette expérience peut valoir pour le pays ? Je veux savoir. Je veux essayer.


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