Attribution du Mondial au Qatar : Nicolas Sarkozy, Michel Platini et le rachat du PSG au cœur de l’enquête de la justice française

Le Monde (site web) societe, lundi 14 novembre 2022 – 20:23 UTC +0100 7977 mots

Rémi Dupré et Samuel Laurent

En 2010, l’attribution de la compétition à la monarchie gazière s’est-elle jouée au cours d’un déjeuner à l’Elysée ? La justice française suspecte un pacte corruptif qui aurait pu donner lieu à des renvois d’ascenseur.

C’est un discours qui a marqué les esprits. Pour sa première intervention depuis sa défaite face à François Hollande, Nicolas Sarkozy a choisi la capitale du Qatar. Le 11 décembre 2012, le désormais ex-président de la République plastronne à la tribune du Doha Goals, un forum sur le sport financé par la Qatar National Bank et organisé par l’homme d’affaires Richard Attias, mari de son ex-épouse, Cécilia. Barbe de trois jours, il prononce une vibrante ode à la petite monarchie gazière de 11 500 kilomètres carrés et de 2,4 millions d’habitants, dirigée alors par son ami l’émir Hamad Ben Khalifa Al Thani.

Nicolas Sarkozy l’assure : il a « soutenu » le choix de la Fédération internationale de football (FIFA) d’attribuer la Coupe du monde de football 2022 (organisée du 20 novembre au 18 décembre) au Qatar, le 2 décembre 2010. Sous les yeux du patron de la FIFA, Sepp Blatter, et de l’émir, il célèbre ce « choix stratégique et politique majeur » et ce « rééquilibrage » en faveur « d’un pays musulman qui organise pour la première fois un événement de cette importance ».

Une décennie après ce discours, le rôle de Nicolas Sarkozy – qui n’a pas répondu aux sollicitations du Monde – est au cœur des soupçons de la justice française, dans le cadre de l’information judiciaire ouverte, en 2019, par le Parquet national financier (PNF) pour « corruption active et passive », « blanchiment » et « recel » concernant l’attribution controversée (14 voix à 8 contre les Etats-Unis) du Mondial 2022 au Qatar.

« L’enquête qui a pu mettre sur la table de nombreuses questions relatives au rôle exact de M. Sarkozy » – Jean-Baptiste Soufron, avocat d’Anticor

A ce stade de l’enquête, l’ex-président de la République n’a cependant pas été entendu par les deux juges chargés de cette affaire tentaculaire – Serge Tournaire, qui l’a déjà mis en examen dans l’affaire Bygmalion, et Virginie Tilmont. Mais de nombreux éléments du dossier pénal, véritable plongée dans une opération de lobbying d’Etat, dont Le Monde a pris connaissance, montrent que M. Sarkozy s’est personnellement impliqué pour favoriser la victoire dans les urnes du Qatar, un pays avec lequel il a tissé des liens étroits, tout en bénéficiant, à l’instar de son entourage, des largesses de l’émirat.

« Il faut se réjouir de l’avancée de l’enquête qui a pu mettre sur la table de nombreuses questions relatives au rôle exact de M. Sarkozy dans ce dossier, d’autant plus importantes en raison du secteur sportif de plus en plus marqué par la corruption ainsi que son statut de président de la République de l’époque, et du devoir d’exemplarité qui devrait lui être attaché », déclare Jean-Baptiste Soufron, avocat d’Anticor, partie civile dans ce dossier.

Des liens France-Qatar déjà solides

Durant son enquête préliminaire (2016-2019), le PNF a suivi la piste d’un pacte corruptif, d’un « deal gagnant-gagnant », qui aurait été scellé lors d’un déjeuner organisé à l’Elysée, le 23 novembre 2010. « Etape décisive dans le processus d’attribution du Mondial » pour les enquêteurs, cette réunion a été tenue en présence de M. Sarkozy, l’actuel émir (et alors prince héritier) du Qatar, Tamim Al Thani, son premier ministre, Hamad Ben Jassem (dit « HBJ »), le président français de l’Union des associations européennes de football (UEFA), Michel Platini, le secrétaire général de l’Elysée, Claude Guéant, et la conseillère aux sports du président de la République, Sophie Dion. Le PNF soupçonne cette dernière d’avoir « tenu une place centrale dans la préparation et l’organisation » de ce déjeuner.

Ces agapes ont eu lieu six mois avant le rachat du Paris-Saint-Germain, au printemps 2011, par le fonds Qatar Sports Investments (QSI), et dix-huit mois avant l’augmentation de la participation (à 12,8 %) du fonds Qatar Holding LLC dans le capital du groupe Lagardère et le lancement en France de la chaîne qatarie BeIN Sports, détentrice alors des droits télévisés de la Ligue 1 et des compétitions européennes.

A son arrivée au pouvoir, en mai 2007, Nicolas Sarkozy s’attache à renforcer des liens déjà solides avec le Qatar. Désireux de mieux exister à l’international face à l’Arabie saoudite voisine, le richissime émirat a lancé une politique de séduction auprès des dirigeants français. En tant que ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy a développé des liens personnels avec l’émir et son premier ministre, « HBJ ».

Après l’accession à l’Elysée de M. Sarkozy, le cheikh Hamad Ben Khalifa Al Thani est le premier dirigeant à lui rendre visite, dès le 30 mai 2007. Un déjeuner fructueux, après lequel la présidence peut annoncer la vente au Qatar de 80 Airbus A350, pour 16 milliards de dollars. L’émir va également assurer le soutien financier de la France – « un geste humanitaire d’un Etat ami », selon M. Sarkozy – pour la libération des infirmières bulgares otages de la Libye de Kadhafi.

En janvier 2008, c’est au tour de Nicolas Sarkozy de s’envoler pour une visite officielle à Doha. Il y annonce une convention fiscale entre les deux pays, qui exonère d’impôts sur la plus-value les Qataris qui investissent en France. Ces derniers ne s’en privent pas. Après s’être offert, en 2008, le célèbre prix hippique de l’Arc de triomphe, le Qatar lorgne également l’immobilier de luxe. En août 2009, le premier ministre qatari dîne en privé avec Nicolas Sarkozy au cap Nègre, où la famille de son épouse, Carla Bruni, possède une propriété.

Le 9 septembre 2009, Nicolas Galey, conseiller diplomatique à l’Elysée, résume dans une note, versée au dossier d’instruction, les contrats remportés par des entreprises françaises auprès du Qatar – « Airbus, GDF-Suez, Vinci » – ainsi que les « marchés à l’étude » – « Areva, Alstom (…), Vinci (…) et la vente matériel militaire : remplacement des 12 Mirage 2000-5 par des Rafale, hélicoptères Tigre, système anti-missiles à longue portée Aster 30 ». Les fonds qataris semblent inépuisables.

Sarkozy mise sur l’influence de Platini

Le Qatar, de son côté, a d’autres demandes. L’émirat souhaite briller dans le sport, particulièrement le football. Dans sa stratégie de soft power, le pays a de hautes ambitions : en 2008, il a officiellement fait acte de candidature à l’organisation de la Coupe du monde de football 2022. Le ballon rond, c’est aussi la marotte de M. Sarkozy, fidèle supporteur du Paris-Saint-Germain, un club alors propriété du fonds américain Colony Capital, dont le représentant en Europe est Sébastien Bazin, ami du chef de l’Etat. Les deux dirigeants sont proches depuis l’intervention de l’élu lors de la prise d’otage de « Human Bomb » dans une école maternelle de Neuilly-sur-Seine, en 1993, où était scolarisée la fille de l’homme d’affaires.

Nicolas Sarkozy connaît très bien la légende du football français, Michel Platini, devenu le patron de l’UEFA et un membre influent du comité exécutif de la FIFA. « Platoche » l’a chaleureusement soutenu pour son élection de 2007 et apportera « son vote » au président sortant cinq ans plus tard, comme l’a assuré au chef de l’Etat, dans une note d’avril 2012, Eric Berdoati, le maire de Saint-Cloud (Hauts-de-Seine), où l’ex-star des Bleus et son épouse possèdent alors une résidence.

Michel Platini, initialement favorable à la candidature des Etats-Unis, ne faisait guère mystère de son hostilité envers celle du Qatar

M. Platini fait l’objet des petites attentions de l’Elysée. Comme l’atteste une note de Sophie Dion, le 9 juillet 2009, le président de l’UEFA obtient de l’Etat une réduction de la facture de la location du Grand Palais pour le congrès électif de son organisation, en mars 2011, la présence de M. Sarkozy étant réclamée par M. Platini à cette occasion. De son côté, M. Platini convainc le chef de l’Etat de se déplacer à Genève, en mai 2010, lors du vote d’attribution de l’Euro 2016, remporté de justesse (sept voix contre six pour la Turquie) par la France.

En retour, le chef de l’Etat souhaite sensibiliser M. Platini à la cause qatarie. Les éléments du dossier pénal montrent que M. Sarkozy et ses équipes ont mené une opération de lobbying de longue haleine pour essayer d’obtenir la voix de l’ancien Bleu en faveur de l’émirat dans le cadre de l’attribution du Mondial 2022.

Le 10 mars 2010, quelques semaines après un dîner privé entre Nicolas Sarkozy et le prince héritier Tamim Ben Hamad Al Thani à l’Eysée, Sophie Dion écrit dans une note à Claude Guéant, le tout-puissant secrétaire général du palais : « Conformément à votre demande, j’ai pu évoquer avec Sepp Blatter et Michel Platini l’éventualité de l’organisation de la Coupe du monde 2022 au Qatar. Ils ne m’ont pas, à ce stade, donné de réponse précise. » La conseillère explique que si M. Blatter se montre « à l’écoute », Michel Platini est, pour sa part, « plutôt réservé » à ce stade.

C’est un euphémisme : s’il le nie aujourd’hui, de nombreux témoignages montrent que Michel Platini, initialement favorable à la candidature des Etats-Unis, ne faisait guère mystère de son hostilité envers celle du Qatar. « Il avait une sorte de mépris pour la candidature du Qatar, qu’il trouvait loufoque, et d’ailleurs ça l’était pour n’importe qui », a témoigné devant le PNF, en 2017, William Gaillard, ex-proche conseiller de M. Platini. « Je me souviens que lors d’un petit déjeuner à Johannesburg [en 2010] (…) M. Platini nous avait annoncé que “si c’était la Russie [pour le Mondial 2018] puis le Qatar, c’est la fin de la FIFA” en termes d’image », a renchéri, en 2018, devant le PNF, un autre collaborateur à l’UEFA, Kevin Lamour.

La petite presqu’île qatarie, désertique, où les températures estivales peuvent atteindre 50 °C, fait alors figure d’outsider et présente la moins bien notée des candidatures dans le rapport d’inspection de la FIFA.

Entendu par les juges en septembre 2021, l’Américain Sunil Gulati, ex-membre du comité exécutif de la FIFA, raconte aussi que M. Platini lui a dit, en septembre 2010, « très clairement, qu’une victoire du Qatar tuerait la FIFA et que par conséquent il ferait tout ce qui était dans son pouvoir pour faire échec à cette candidature ». Jérôme Valcke, alors secrétaire général de la FIFA, ajoute, en janvier 2022, devant les magistrats instructeurs : « Je me souviens qu’il [Platini] m’a dit que si la FIFA donnait la Coupe du monde au Qatar elle pourrait fermer ses portes. »

Le déjeuner du 23 novembre 2010

M. Sarkozy a-t-il « retourné » M. Platini en amont du déjeuner ou lors de cette fameuse réception du 23 novembre 2010 ? Depuis qu’il a reconnu avoir voté en faveur du Qatar, l’ex-joueur des Bleus a changé de version à plusieurs reprises.

En 2013, M. Platini avait reconnu avoir reçu « un message subliminal » de la part du chef de l’Etat. Une formule qui suscite l’ironie de Jean-David Levitte, ex-sherpa du président (qui n’a pas répondu au Monde), soupçonné par la justice d’avoir coorganisé le déjeuner du 23 novembre 2010 : « Je n’ai jamais reçu de [M. Sarkozy] un message subliminal. Tous les messages étaient clairs, exprimés en langage “cash” », a-t-il affirmé, lors de son audition par le PNF, en 2019.

L’ex-numéro 10 des Bleus a reconnu, lors de sa garde à vue, en juin 2019, ne pas s’être « senti à l’aise » lors du déjeuner : « Dans le cadre de mon activité de président de l’UEFA, cela prêtait à confusion », a-t-il constaté, soulignant un problème « éthique ».

M. Platini, qui dit avoir ignoré que les dignitaires qataris seraient présents lors de la réception à l’Elysée et pensait rencontrer le président « en tête à tête », assure aujourd’hui au Monde qu’il a « pris sa décision de voter Qatar bien avant le déjeuner », sans donner de date, et que ni M. Sarkozy ni son entourage ne lui ont jamais demandé de voter pour l’émirat.

Une consigne était-elle, d’ailleurs, nécessaire ? « Je pense que M. Platini pourrait être influencé de manière indirecte. Je pense que tutoyer le président de la République, cela a être plaisant », a confié William Gaillard au PNF.

Pour Kevin Lamour, c’est une succession de faits qui ont fait pencher son ex-patron en faveur du Qatar : « Il y avait d’abord le lobbying qu’exerçait sur lui Marios Lefkaritis [membre chypriote du comité exécutif de la FIFA, lié commercialement à l’émirat] en faveur du Qatar. Il y avait ensuite la réunion avec les Qataris du 21 octobre [2010, au lendemain d’un dîner à Genève entre M. Platini et Tamim Al Thani]. Il y avait le déjeuner à l’Elysée, en novembre 2010. »

Blatter charge Platini

Devant les juges, Sepp Blatter, président de la FIFA de 1998 à 2015, a souligné, lui, l’importance du déjeuner à l’Elysée. « Je n’ai jamais entendu avant ce fameux déjeuner que M. Platini était favorable au Qatar. Après, Platini m’a dit que M. Sarkozy lui a recommandé de voter pour le Qatar, a-t-il déclaré, en novembre 2021. Il m’a dit quelque chose comme : “C’est aussi les intérêts de la France.” Il ne m’a pas dit lesquels (…). Au lieu de le nier, M. Platini ferait mieux d’assumer les conséquences de sa présence au déjeuner et de ses choix pour le bien-être de la France et des Qataris (…). C’est une affaire franco-qatarie. »

Pour M. Blatter, mentor devenu principal ennemi, dans la galaxie du football, de l’ex-numéro 10 des Bleus, « M. Platini a fait pencher la balance du côté du Qatar ». Prétendument hostile à la candidature de l’émirat, M. Blatter a toujours considéré que la volte-face de M. Platini a fait basculer le vote d’attribution, trois autres voix européennes ayant penché pour l’émirat, comme celle du patron de l’UEFA. « Tout porte à croire que ce déjeuner a eu un impact essentiel, abonde M. Valcke. Il est exact que M. Platini a entraîné un groupe de votants. »

« Certainement, il a été plus convaincu après le déjeuner », a, quant à lui, dit aux juges, en octobre 2021, Gianni Infantino, actuel président de la FIFA et ex-secrétaire général de M. Platini à l’UEFA.

Lors de son audition, l’Américain Sunil Gulati a précisé que M. Platini lui a dit, en septembre 2010, que « Nicolas Sarkozy lui avait demandé de soutenir la candidature du Qatar et qu’il ne pouvait donc pas se permettre de faire une déclaration publique de soutien à la candidature américaine ». « Bien après le vote, M. Platini m’a dit que M. Sarkozy avait lancé à l’égard de tous [lors du déjeuner] que le Qatar était l’ami de la France et que ce serait bien que le Qatar ait la Coupe du monde », a raconté William Gaillard au PNF, en décembre 2017.

« La position de M. Platini doit être plus favorable »

Quel était l’objectif de ce fameux déjeuner à l’Elysée, enfoui sous une chape de plomb, et si gênant que la plupart des convives en conservent peu de souvenirs ? Le dossier judiciaire laisse peu de doutes. « Le déjeuner avait clairement pour objet de faire en sorte que les Qataris puissent parler avec M. Platini et lui exposer les atouts de leur candidature, a concédé Claude Guéant devant les enquêteurs, en juin 2019. M. Sarkozy souhaitait que le Qatar accueille la Coupe du monde de football en 2022. (…) Il n’y avait pas un problème déontologique. Il [M. Sarkozy] ne s’en cachait pas et était tout simplement dans son rôle. Nous avions une relation bilatérale de qualité avec le Qatar (…). Il était légitime et normal que nous accompagnions cette ambition d’un pays ami. »

De nombreuses notes de Mme Dion mettent en exergue le soin apporté par l’Elysée à convaincre M. Platini de voter pour le Qatar

Même s’ils figurent sur le plan de table et la liste des participants, que Le Monde a pu consulter, Claude Guéant, comme il nous le répète aujourd’hui, et Sophie Dion (qui n’a pas répondu à nos sollicitations) nient toujours avoir participé à ce déjeuner. « Je me souviens que Guéant a beaucoup parlé au premier ministre [du Qatar]. Mais il n’y a rien qui m’a marqué dans cette discussion », a pourtant assuré M. Platini aux enquêteurs, en juin 2019. « Quant à Sophie Dion, je ne pense l’avoir croisée qu’une fois, cela devait être à ce déjeuner (…). On devait être deux femmes, c’est tout à fait probable », a dit, planche photographique devant elle, la traductrice présente au déjeuner lors de son audition, en novembre 2018.

Tout en minorant son rôle de conseillère pas forcément « avisée », Mme Dion a, elle, suggéré au PNF que MM. Guéant et Levitte avaient possiblement coorganisé ce déjeuner. « Je vous jure sur la tête de mes enfants que je n’ai jamais entendu parler à l’Elysée de l’attribution de la Coupe du monde au Qatar, a dit Sophie Dion en garde à vue, en juin 2019. Guéant aimait bien que l’on fasse un peu de diplomatie, mais c’est tout. »

Ses nombreuses notes, récupérées par les enquêteurs aux Archives nationales ou lors d’une perquisition au domicile de Mme Dion en 2018, mettent pourtant en exergue le soin apporté par l’Elysée à convaincre M. Platini de voter pour le Qatar.

« M. Platini devrait être réservé sur cette candidature lors de la première séquence du rendez-vous [du 23 novembre 2010]. Naturellement, devant vos hôtes, sa position doit être plus favorable, écrit Mme Dion à MM. Sarkozy et Guéant, le 22 novembre 2010. A cet égard, la délégation qatarienne espère obtenir le soutien de M. Platini. »

Dans une autre note non datée adressée à MM. Sarkozy et Guéant en novembre 2010, Mme Dion observe que « M. Platini a une influence non négligeable sur le vote des membres de la FIFA. (…) Il est possible que M. Platini se montre réticent à soutenir le Qatar. (…) Dans ce contexte, M. Platini devrait fait preuve d’une grande retenue lors de ce rendez-vous ». « Je savais que M. Platini était réservé sur l’attribution de la Coupe du monde au Qatar, mais je ne trouvais pas opportun qu’il le dise au cours de ce déjeuner », a expliqué Mme Dion, lors de sa garde à vue de juin 2019.

L’intention de vote de M. Platini fait alors l’objet de toutes les spéculations. « Selon les indications que manifestement il avait communiquées à Mme Dion, M. Platini était plutôt réticent mais pas fermé à la candidature qatarie et il était prêt à entendre les arguments des autorités du Qatar », a souligné M. Guéant devant les enquêteurs, en 2019. Manifestement irrité, M. Platini a accusé « Mme Dion », lors de sa garde à vue de 2019, d’avoir fait « du zèle » à travers ses notes, sans savoir pour qui il s’apprêtait à se prononcer.

Dossiers bloqués aux Archives

Concernant l’initiative du déjeuner du 23 novembre, différentes versions, là aussi, s’opposent. M. Platini dit-il la vérité quand il a affirmé que ce déjeuner était à son initiative et avait pour but de « valider [s]on vote auprès du président de la République » ? « C’est faux, complètement faux, a balayé Mme Dion, en audition, en 2018. (…) Cela me paraît surréaliste. Je ne sais pas qui est à l’origine de ce déjeuner. » Pour William Gaillard, « ce n’est pas M. Platini qui a sollicité un rendez-vous avec M. Sarkozy, c’est ce dernier qui l’a invité ». « Le déjeuner était organisé pour permettre aux autorités qataries de faire valoir auprès de M. Platini leurs arguments dans la promotion de leur projet. Il est clair que si M. Platini n’avait pas été un homme d’influence au sein des instances dirigeantes du football, il n’aurait pas été l’objet de ces sollicitations », a, quant à lui, admis Claude Guéant, lors de son audition en 2019.

De quoi ont parlé les convives ? En 2020, Le Monde a vainement tenté d’avoir accès aux dossiers relatifs à ce déjeuner, librement communicables « au plus tôt qu’à compter de novembre 2038, et peut-être seulement en novembre 2063 », expliquait-on aux Archives nationales. Sauf à disposer, avant cela, d’une autorisation préalable. « M. Sarkozy et la présidence de la République ayant fait connaître leur avis », la direction générale des patrimoines a répondu, en octobre 2020, au Monde qu’elle donnait une suite défavorable à sa demande d’accès, ces documents comportant « des informations dont la communication serait susceptible de porter une atteinte excessive aux intérêts protégés par la loi ».

Saisie par Le Monde, la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) a également émis, au début de janvier 2021, un avis défavorable, se drapant derrière « la protection des intérêts fondamentaux de l’Etat dans sa politique extérieure ou la simple conduite de ses relations extérieures ». « Nous ne savons pas si les services en fonction à cette époque ont établi un compte rendu [du déjeuner] », assurait, pour sa part, en décembre 2021, Patrick Strzoda, directeur de cabinet d’Emmanuel Macron.

Les éléments recueillis par la justice ont toutefois permis de reconstituer l’enjeu de ce déjeuner. Dans une note, Sophie Dion le résume noir sur blanc : « Evoquer les chances du Qatar pour l’organisation de la Coupe du monde 2022, dont la désignation aura lieu le 2 décembre. » La conseillère observe que la candidature qatarie « peut susciter quelques réserves », mais assure que « l’argument majeur » en faveur de cette candidature réside dans le fait que « le Moyen-Orient n’a jamais organisé la Coupe du monde ».

Un argument qu’a repris à son compte M. Platini depuis, comme il l’expose au Monde : « J’ai voté pour le Qatar au nom du développement du football dans une région qui n’avait jamais eu de Coupe de monde. Dès le départ, et avant même le vote, j’ai exigé explicitement deux choses auprès du Qatar : que les matchs se jouent en hiver [l’inversion du calendrier sera décidée par la FIFA en 2015] et que cette Coupe du monde puisse être partagée avec d’autres pays du Golfe. » Ce dernier vœu est resté lettre morte.

Le PSG au centre des discussions

Le dessein du petit Etat gazier de s’assurer l’obtention de la Coupe du monde de football 2022 n’était pas le seul sujet abordé à table, lors du fameux déjeuner du 23 novembre 2010, à l’Elysée, autour du président de la République, Nicolas Sarkozy, de l’émir du Qatar, Tamim Al Thani, et du président français de l’UEFA, Michel Platini. Et un personnage qui se trouve, ce jour-là, à plusieurs milliers de kilomètres de l’Elysée, à Singapour, suit les discussions de très près.

Sébastien Bazin, aujourd’hui PDG du groupe hôtelier Accor, et alors représentant en Europe de Colony Capital, souhaite se débarrasser du PSG, un club lourdement endetté et dont la réputation est entachée par des rixes entre supporteurs ultras. Et il aimerait le céder au Qatar. Pour cela, il compte sur l’entregent de son ami Nicolas Sarkozy.

« L’émir m’avait répondu qu’il venait [au PSG] parce que M. Sarkozy le lui avait demandé » – Michel Platini

« Je pense qu’ils ont parler du rachat du PSG au cours du déjeuner, d’ailleurs j’avais eu l’occasion de mettre en garde l’émir père sur la reprise du PSG et il m’avait répondu qu’il venait [au PSG] parce que M. Sarkozy le lui avait demandé », a expliqué M. Platini, en 2017, au PNF. « J’ai demandé une fois à l’émir du Qatar pourquoi il rachetait le PSG. Il m’a répondu que c’est parce que Nicolas Sarkozy le souhaitait. Même si ce n’est pas mon problème, je lui ai dit que ce n’était pas bien », a-t-il répété, en 2019, lors de sa garde à vue.

Interrogé sur ce point par Le Monde, M. Bazin explique que, « compte tenu de la sensibilité du sujet et des investisseurs intéressés, deux autorités ont souhaité être tenues informées des discussions : l’Elysée et la Mairie de Paris ». Mais il assure que la discussion a été menée « en direct par les équipes de Colony Capital ».

Cette version diffère quelque peu de celle de Claude Guéant, lors de son audition de 2019 : « J’imagine que Nicolas Sarkozy a eu l’occasion, à cette époque, d’avoir des conversations avec Sébastien Bazin sur les difficultés du club et sur les possibles reprises de ce club. S’il a usé de son influence – et je dis bien “s’il a”, je parle au conditionnel – pour faire en sorte que le club de la capitale trouve un avenir meilleur, je dirais clairement qu’il était dans son rôle de défense des intérêts de son pays. »

Une note, non datée, émanant de la cellule diplomatique de l’Elysée semble aller dans le même sens : « Le prince héritier a confirmé à notre représentation à Doha son souhait de formuler dès 2011 une offre de rachat d’un pourcentage des parts du PSG. » « La transaction serait conditionnée à l’attribution par la Mairie de Paris au PSG d’un bail emphytéotique (d’une durée comprise entre dix-huit et quatre-vingt-dix-neuf ans) qui permettrait au club d’exploiter commercialement le Parc des Princes », peut-on encore y lire.

Ce rachat a-t-il été posé comme une condition au soutien de la France à la candidature du Qatar à l’organisation de la Coupe du monde ?

Ce rachat a-t-il été posé comme une condition au soutien de la France à la candidature du Qatar à l’organisation de la Coupe du monde ? Comme l’a révélé Mediapart, Sébastien Bazin, qui a été entendu au printemps 2022 par les juges d’instruction comme « mis en cause libre », était très attentif à la teneur des discussions, lors du déjeuner du 23 novembre. Dans un SMS envoyé ce même jour, et retrouvé par les enquêteurs, il assure à la secrétaire générale de Colony Capital et à Jean-Paul Gut (qui n’a pas répondu au Monde), industriel français proche du clan Lagardère, qui semble avoir joué les intermédiaires dans le dossier : « NS vient de m’appeler il déjeune aujourd’hui avec HH Tamin à l’Elysée… Lui ai donné les msgs clé. »

Le lendemain, dans un autre message envoyé à M. Gut, il fanfaronne : « NS m’a rappelé HH [« His Highness », « sa grandeur », ici l’émir] confirmed that the deal will happen after dec 2nd » [confirme que la transaction se fera après le 2 décembre]. » Soit le jour du vote d’attribution du Mondial 2022. Neuf jours plus tard, le 2 décembre 2010, le comité exécutif de la FIFA vote, à la stupéfaction générale, en faveur de l’émirat comme pays organisateur de la Coupe du monde de football 2022. La délégation américaine, menée par l’ancien président Bill Clinton, est furieuse.

« Opportunités de contrats » au Qatar

A l’Elysée, on s’active pour tirer profit de ce choix de la FIFA. Si Claude Guéant assure ne pas s’en souvenir, une pièce du dossier montre qu’il devait rencontrer, le 24 novembre 2010, l’homme d’affaires qatari Ghanim Bin Saad Al Saad, le directeur de Qatari Diar, une filiale de Qatar Investment Authority, le fonds souverain qatari, qui est entré dans le capital de Veolia en 2010.

Le 10 décembre 2010, une note d’Olivier Buquen, qui pilote la délégation interministérielle à l’intelligence économique, détaille les nombreuses retombées économiques permises par cette attribution du tournoi à l’émirat. Tout est à faire, au Qatar : stades, hôtellerie, transports… « Outre les 55 milliards de dollars de projets infrastructures déjà en cours, 45 milliards de dollars de projets seront prochainement attribués sous la forme de PPP [partenariats public-privé] », précise la note, qui propose de « sensibiliser les entreprises françaises potentiellement intéressées par ces marchés et mettre en place les dispositifs de soutien aux contrats stratégiques ».

Le 27 décembre 2010, Nicolas Galey, conseiller diplomatique à l’Elysée (qui n’a pas répondu au Monde), évoque dans un mail adressé aux autres conseillers de la présidence le souhait de Claude Guéant de créer « une task force pour que [les] entreprises [françaises] soient en mesure de saisir des opportunités de contrats liés directement ou indirectement à l’organisation de la Coupe du monde de football 2022 au Qatar ». Le lendemain, dans un courriel intitulé « Opportunités de contrats Coupe du monde 2022 », Benjamin Gallezot (qui n’a pas répondu au Monde), conseiller technique pour l’industrie et l’énergie, milite pour la mise en place « d’un groupe interministériel » et d’une mission spécifique au Qatar.

Les intérêts militaires et diplomatiques français semblent avoir pesé dans la balance

Les intérêts militaires et diplomatiques français semblent avoir pesé dans la balance, dans le soutien à la candidature qatarie, comme en témoigne une note rédigée par la cellule diplomatique avant le déjeuner à l’Elysée et qui recommande à M. Sarkozy de « féliciter [son] interlocuteur pour la qualité du dossier de candidature présenté devant la FIFA ainsi que pour ses éminents soutiens », notamment celui de l’ex-numéro 10 des Bleus « Zinédine Zidane ». « En cas d’aparté », « d’autres sujets bilatéraux » devaient ainsi être abordés lors de cette réception du 23 novembre 2010 avec le Qatar, qui « a les moyens financiers de ses ambitions », car il dispose de la « 3e réserve de gaz au monde ».

Les « principaux prospects d’armement » sont aussi mentionnés dans ce document. Sont ainsi évoqués les « avions de combat » de Dassault, « le comité de sélection qatari » envisageant « la possibilité d’acquérir 24 à 36 Rafale (pour 3 à 4 milliards d’euros) », après un appel d’offres, le 1er avril 2010. Ce n’est qu’en 2015, pendant la présidence de François Hollande, que 24 Rafale seront vendus à Doha, contre 6,3 milliards d’euros.

La « défense anti-missible globale (Thales, EADS, MBDA, 1,1 milliard d’euros de part française) » figure aussi parmi les préoccupations à l’Elysée, « les systèmes français de défense aérienne courte et moyenne portée reposant sur les Aster 30 SAMP/T et les VL/-Mica » étant alors potentiellement convoités par le Qatar.

Un « projet de construction d’une nouvelle ambassade de France à Doha » contre 8 millions d’euros (dont « 5 millions alloués » à ce stade par l’émirat) est également pointé dans une note de la cellule diplomatique. « En cas de succès [le 2 décembre 2010], les autorités qatariennes pourraient solliciter notre assistance en matière de sécurisation des stades », ajoute, à l’époque, la cellule diplomatique. Plus d’une décennie après cette note, 220 gendarmes et policiers français participeront à la sécurisation du tournoi.

« As-tu eu ton père et sais-tu s’il va appeler le prince ? »

Sébastien Bazin a hâte, lui aussi, de profiter de l’occasion, en vendant le PSG aux Qataris, et de préférence à un bon prix. A l’annonce de la victoire du Qatar, il reçoit un SMS de Pierre Sarkozy, le fils du chef de l’Etat : « Ils ont eu la Coupe du monde ! C’est une bonne nouvelle, non ? ! »

Il envoie également un message à Nasser Al-Khelaïfi, dit « NAK », alors dirigeant de la chaîne qatarie Al-Jazira Sports et appelé à devenir le futur patron du PSG après son rachat par Qatar Sports Investments (QSI) : « Mabrouk mabrouk [félicitations], very happy for your country. » Les négociations ne sont cependant pas terminées, la question du prix de vente du PSG semblant poser question aux Qataris. Sébastien Bazin multiplie les appels du pied à l’Elysée. « Pardon d’insister auprès de vous, mais avez-vous pu joindre Khaled [le chef du cabinet du prince] ou le prince Tamim ? C’est très important pour la suite. Merci de votre gentillesse », envoie-t-il par SMS à Claude Guéant, le 23 décembre 2010.

Le 28 décembre, Sébastien Bazin échange avec Nasser Al-Khelaïfi. « Mon ami, lui écrit “NAK”, j’ai parlé au grand patron et il me dit qu’on n’aura que 40 millions. » Le même jour, Sébastien Bazin sollicite Pierre Sarkozy (qui n’a pas répondu au Monde), fils du chef de l’Etat et disc-jockey : « Pierre, as-tu eu ton père et sais-tu s’il va appeler le prince ? J’ai parlé au dircab [directeur de cabinet de Tamim] et à Nasser et pour l’instant leur ai dit que je comptais venir samedi et dimanche à Doha mais sans aucune assurance de rencontrer le Prince !!! Merci pour tout ce que tu fais, Sébastien. »

Le 19 janvier 2011, un nouvel échange SMS avec Nasser Al-Khelaïfi semble montrer que les négociations sont difficiles : « J’ai parcouru les documents et je pense que HH ne va jamais accepter », écrit « NAK » : « Je reviens vers vous demain. » Le lendemain, Sébastien Bazin relance, une nouvelle fois, Claude Guéant : « Le prince T [Temim] doit décider de faire ou pas dans les prochaines heures, me dit-on localement. Ai parlé avec JPG [Jean-Paul Gut], si vous pouviez donner un dernier coup de pouce c’est le moment ! » Confrontée à ces messages lors de sa garde à vue de 2019, Sophie Dion, conseillère aux sports de Nicolas Sarkozy, assure qu’elle « tombe de l’armoire ».

Mme Dion rédige pourtant, le 22 avril 2011, une note à l’intention du président de la République et de son secrétaire général, évoquant l’entretien du lendemain de M. Sarkozy avec Sébastien Bazin sur son souhait de céder le PSG. « Vous pourriez évoquer avec lui cette solution et les moyens de l’aider » à ouvrir le capital du PSG à « d’autres investisseurs et notamment au Qatar », écrit-elle.

Un poste pour le fils Platini

Au Monde, M. Bazin assure que ces négociations se sont faites « sans contrepartie et sans condition autres que les conditions financières ». « Aucun intermédiaire n’a été rémunéré pour faciliter la cession du PSG par Colony Capital », insiste l’homme d’affaires. Une perquisition, menée en 2019 au siège parisien de Colony Capital, pose pourtant question : les enquêteurs ont découvert une page de notes manuscrites, intitulée « Nasser 28.4.11 » – les deux hommes se sont rencontrés à cette date, à Miami. Comme l’a révélé Mediapart, elle comporte des informations relatives au montage financier de la vente du PSG effectuée en deux temps (« 70/30 »), ainsi qu’une note relative au salaire présumé (« 150 000 euros to check ») de Laurent Platini, le fils de Michel.

Laurent Platini, qui travaillait jusque-là pour Lagardère Sports, est effectivement recruté « après une série d’entretiens », en décembre 2011, comme « consultant » au sein de Pilatus Sport MGMT, holding détenue par le fonds qatari QSI, et qui gère la marque d’équipements Burrda Sport. En mars 2012, « sur proposition de QSI », il devient DG de transition de Burrda.

« Mon fils prend seul ses décisions concernant sa vie professionnelle » – Michel Platini

« Son embauche chez Burrda n’a aucun lien avec cette acquisition [du PSG] et n’a jamais été abordée durant les négociations pour la cession du PSG », assure M. Bazin. Même démenti de Michel Platini, même s’il avait reconnu, lors de son audition en décembre 2017 : « Ça peut renforcer les soupçons, ça tombe mal, mon fils a été recruté sur une recommandation de Bazin un an après le vote car Nasser Al-Khelaïfi recherchait des jeunes talentueux. »

Au Monde, Michel Platini l’assure : « Mon fils prend seul ses décisions concernant sa vie professionnelle. Il n’a pas besoin de moi, ne m’a jamais rien demandé. Il n’y a eu aucune contrepartie, directe, indirecte… latérale, verticale ou de l’espace à mon vote. Le FBI, la justice suisse et la justice française ont enquêté et enquêtent encore : ils n’ont rien trouvé. Ils peuvent chercher, faire leur travail, ils ne trouveront rien, car je n’ai pas été corrompu. »

L’entourage de Laurent Platini – qui a été entendu comme « mis en cause libre » par les juges en avril 2022 – explique que ce dernier « n’a jamais demandé l’aide de M. Bazin. En revanche, à la suite d’une lettre de candidature de Laurent pour revenir au PSG envoyée en janvier 2011 et restée sans réponse, M. Bazin et les équipes de Colony Capital, avec lesquels Laurent avait travaillé lors de son passage dans ce club [entre 2005 et 2009], ont mis en contact ce dernier avec QSI au mois de juillet 2011 ». « Mon bon Laurent, je ne peux pas m’en mêler directement, j’espère que tu avances bien avec nos amis !! Si tu as besoin de moi, je suis là, amitiés, Sébastien », a ainsi écrit Sébastien Bazin à Laurent Platini, le 14 septembre 2011.

« Je sais que M. Platini n’a pas demandé de faveur pour son fils au Qatar avant le vote, a confié au PNF Kevin Lamour, un collaborateur de Platini à l’UEFA, en 2018. Quand le PSG a été racheté par le Qatar quelques mois après, il m’a dit que le rêve de son fils était de devenir le DG du PSG, mais que ce n’était pas possible, ce que je lui ai confirmé. Mais il a ajouté que, comme il avait voté pour le Qatar, les Qataris pourraient l’aider si son fils voulait un jour changer de travail. Quelques mois plus tard, il a été recruté par Burrda. »

Gestes d’affection et renvoi d’ascenseur

Le 30 juin 2011, Sébastien Bazin peut enfin souffler. Le Qatar officialise le rachat du PSG à Colony Capital, à une somme bien supérieure aux « 25-30 millions d’euros » initialement évoqués – montant consigné par les conseillers de l’Elysée dans une note rédigée avant le déjeuner du 23 novembre 2010 – et aux 40 millions évoqués fin 2010. Ce sera finalement 64 millions d’euros en deux versements.

L’entourage de Nasser Al-Khelaïfi affirme qu’il n’existe « aucune connexion entre le déjeuner de l’Elysée, la Coupe du monde » et le rachat du PSG, dans la mesure où les négociations auraient commencé « un an avant » et n’auraient abouti que longtemps après, en raison de « problèmes comme la valorisation du club, les supporteurs ultras, la fiscalité et le fait que le PSG ne possédait pas le Parc des Princes ». « Vous n’aviez pas besoin d’acheter un club de foot en faillite pour de l’argent de poche pour obtenir le vote de Platini », ajoute-t-on dans la garde rapprochée de « NAK ».

Sollicité, un porte-parole du gouvernement qatari assure que « le PSG a été acquis du fait de la passion du Qatar pour le sport », balaye la question du prix en évoquant l’actuelle valorisation du club et martèle qu’il n’y a « aucune connexion » entre cette vente et « le prétendu déjeuner de l’Elysée ».

L’émirat va, en tout cas, multiplier les gestes d’affection à l’égard de l’entourage de Nicolas Sarkozy. Comme l’a révélé Mediapart, citant un rapport de l’office anticorruption (Oclciff), le Qatar va ainsi accéder à une demande de Claude Guéant de 2011, qui souhaite que l’émirat offre un contrat à ZNZ Group, la société du communicant François de La Brosse, qui a œuvré pour la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007, puis comme conseiller à l’Elysée. Ainsi, 600 000 euros auraient été versés, à partir de septembre 2011, par le Qatar à M. de La Brosse, sur plus de 2 millions d’euros attendus. M. de La Brosse assure au Monde que ce « premier versement correspondait au Web design et au développement informatique de la plate-forme » I love Qatar, qui devait vanter les mérites touristiques de l’émirat, ainsi qu’au coût de l’envoi d’une équipe chargée de tourner et monter « 30 clips de quatre minutes ».

Les enquêteurs soupçonnent un financement illégal de frais de campagne électoral par le Qatar, M. de La Brosse n’ayant pas été rémunéré pour son travail de 2007 et n’ayant pas facturé l’Elysée

Derrière ce renvoi d’ascenseur, les enquêteurs soupçonnent un financement illégal de frais de campagne électoral par le Qatar, M. de La Brosse n’ayant pas été rémunéré pour son travail de 2007 et n’ayant pas facturé l’Elysée. Auprès du Monde, le communicant dément, assurant que sa prestation auprès du candidat Sarkozy a bien été « réglée par l’association gérant les frais de campagne ». Il reconnaît, en revanche, que le contrat qatari a pris fin prématurément, de même qu’un projet de revente de son agence à l’émirat : « Hélas (…) le premier ministre a été remercié par l’émir, poussant son gendre à la démission de Qmedia. (…) Tout cela ne s’est donc pas fait et j’ai été obligé de déposer le bilan », dit-il.

Ce pan du dossier a été versé par le PNF, en février 2020, à une autre information judiciaire, celle des soupçons de financement libyen de la campagne de M. Sarkozy, en 2007. Mais il pourrait également intéresser les juges Tournaire et Tilmont sur le volet « Qatargate ». « Sur le statut procédural des faits liés à la campagne 2007, nous ne souhaitons pas communiquer à ce sujet à ce stade », explique le PNF.

Un « partenariat » pour Sophie Dion

L’émirat a également eu d’autres attentions auprès de membres du cercle rapproché de M. Sarkozy. Ainsi, en mars 2012, une fondation de droit privé, le Centre international pour la sécurité du sport (ICSS) a subventionné, contre 150 000 euros par an, une chaire consacrée à « l’éthique et à la sécurité du sport », à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, où officie comme maîtresse de conférences… Sophie Dion, responsable du master droit du sport.

Mme Dion, qui officia comme vice-présidente du groupe d’amitié France-Qatar à l’Assemblée nationale lors de son mandat de députée de Haute-Savoie (2012-2017), nie être à l’origine de cette chaire. Mais, comme l’ont relevé « Complément d’enquête » et la cellule d’investigation de Radio France, l’ex-conseillère aux sports de M. Sarkozy a reconnu devant la justice, en 2018, « n’avoir touché que 13 000 euros » dans le cadre de ce « partenariat » entre Paris-I et l’ICSS.

« J’avais un contrat de consultant, pour un an, qui commençait de février 2012 [alors qu’elle était encore en poste à l’Elysée] jusqu’à février 2013, a-t-elle détaillé lors de sa garde à vue de 2019. Ce contrat comportait quatre versements correspondant à quatre trimestres de travail, j’ai travaillé le premier trimestre et j’ai été payée pour le premier versement, correspondant au travail effectué. Depuis, j’ai totalement cessé cette activité en juin 2012, car je suis devenue parlementaire. »

Levée de fonds de Sarkozy

Cette même année 2012 voit Nicolas Sarkozy échouer à se faire réélire. Retiré de la politique, il s’autorise quelques mois de vacances avant d’entamer une carrière de conférencier. Des congés qui l’amènent… au Qatar, comme le révèle Le Canard enchaîné, dès octobre 2012.

A cette période, comme le note le PNF dans un procès-verbal d’août 2019, M. Sarkozy se déplace à trois reprises à Doha (en octobre et décembre 2012 et en juin 2013). Il y rencontre notamment Hamad et Tamim Al Thani, ainsi que le directeur du fonds souverain qatari Ahmad Al-Sayed. « Ces trois déplacements » avaient pour but de « solliciter » les Qataris « dans le cadre d’un projet de levée de fonds devant alimenter un fonds d’investissement », écrit le PNF.

Comme l’a relevé Libération en 2014, sur la foi de documents saisis par la police, Nicolas Sarkozy ambitionnait alors de lever entre 500 millions d’euros et 1 milliard d’euros pour alimenter ce fonds d’investissement, baptisé Columbia. Selon Mediapart, QIA se serait engagé à investir 200 millions d’euros dans Columbia, à condition que le fonds trouve 500 millions au total.

Pour rallier Doha en 2012 et en 2013, Nicolas Sarkozy voyageait à bord d’un avion affrété et payé par Lov Group, la société de son ami Stéphane Courbit, homme d’affaires mis en examen dans l’affaire Bettencourt pour « escroquerie » et « abus de faiblesse ». Une secousse judiciaire qui a tué dans l’œuf ce projet Columbia.

En 2014, devant la justice, M. Courbit a expliqué que le projet avorté du fonds Columbia « devait être constitué par des investisseurs étrangers sollicités » et reposait sur un comité d’investissement créé pour l’occasion et comprenant, notamment, M. Sarkozy, l’homme d’affaires Alain Minc et l’avocat Jean-Michel Darrois.

Lagardère, Accor…

Le Qatar vient également, en 2012, au secours d’un autre proche de M. Sarkozy, Arnaud Lagardère, qui connaît des difficultés à la tête de son entreprise. En mars, Qatar Holding, une filiale de QIA, acquiert 12,8 % du capital de Lagardère. Une montée au capital que le groupe justifie auprès du Monde comme étant « purement économique ».

Trois ans plus tard, en 2015, QIA monte au capital (à 10,2 %) du groupe Accor de Sébastien Bazin et en devient le premier actionnaire au travers du rachat par ce dernier d’un groupe hôtelier canadien, FRHI. « Les investissements du Qatar sont dictés par la possibilité de générer des retours économiques à long terme mutuellement bénéfiques pour le Qatar et ses partenaires internationaux », assure l’émirat au Monde. « L’entrée de QIA au capital d’Accor n’a aucun lien avec le PSG », dément M. Bazin.

Après sa tentative ratée de retour en politique en 2016, Nicolas Sarkozy rejoint, en 2017, le conseil d’administration du groupe Accor, avec un revenu annuel de 86 000 euros à la clé, tout en étant nommé président du « comité de la stratégie internationale ». Là encore, le PDG d’Accor dément auprès du Monde tout « lien » entre cette arrivée de M. Sarkozy au « board » du groupe et la vente du PSG ou les connexions qataries de l’ancien chef de l’Etat.

M. Sarkozy, qui entre également, en 2020, au conseil d’administration du groupe Lagardère, arrive, en tout cas, au bon moment au sein du groupe hôtelier : Accor, déjà sponsor maillot du PSG depuis 2019, va également bénéficier d’autres juteuses retombées de la Coupe du monde, puisqu’il a signé, en octobre 2021, un partenariat avec le Qatar pour gérer l’accueil des supporteurs durant le Mondial dans un réseau de 66 000 chambres. « Ce choix s’est fait à l’issue d’un appel d’offres international auquel Accor a participé », rappelle M. Bazin.

« Certains Etats savent instrumentaliser »

Agacé par les soupçons de corruption et les « fausses allégations », le gouvernement qatari assure, pour sa part, avoir obtenu l’attribution du Mondial, car l’émirat « a présenté la meilleure candidature » et ajoute « avoir une confiance totale dans l’intégrité de sa candidature ».

« Beaucoup d’entreprises utilisent des stratégies pernicieuses pour favoriser leurs intérêts commerciaux et financiers voire étendre leur sphère d’influence ou bloquer toute réglementation contraignante, analyse Elise Van Beneden, présidente d’Anticor, partie civile dans ce dossier. C’est aussi le cas de certains Etats qui savent instrumentaliser, créer du doute, dissimuler des conflits d’intérêts et détourner la décision publique. C’est pourquoi il faut être très attentif aux avantages indirects qu’ont pu recevoir des personnes qui ont été en charge d’une mission de service public afin de s’assurer qu’il ne s’agit pas de retours d’ascenseur qui sont les contreparties d’une trahison de l’intérêt général. »

A ce jour, aucune mise en examen n’a été prononcée en France dans le cadre de l’enquête judiciaire sur l’attribution controversée du Mondial 2022 au Qatar. Cet article est paru dans Le Monde (site web)Note(s) :

Mis à jour : 2022-11-14 21:26 UTC +0100


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