Le « vivant » noie-t-il le poisson politique ?

mediapart.fr

Joseph Confavreux

40–51 minutes


Invitation au vivant, Raviver les braises du vivant, Devenir vivants, Les Veilleurs du vivant, Reconnecter l’école avec le vivant, Communiquer avec le vivant, Apprendre à travailler avec le vivant, Se réconcilier avec le vivant… Sur n’importe quel rayon de librairie, on peut aujourd’hui trouver un ouvrage proposant dès son titre ce terme de « vivant», utilisé presque autant que ce qu’il désigne a été négligé, broyé, déconsidéré par le grand partage entre Nature et Culture qui érige les Terrien·nes comme les seul·es qui comptent parmi tous les « terrestres», ainsi que les nomme le philosophe Bruno Latour.

Le vivant jusqu’à l’écœurement

Un usage à la limite du haut-le-cœur capté par l’article de l’économiste et philosophe Frédéric Lordon intitulé « Pleurnicher le Vivant », qui moquait les « penseurs du vivant» rabaissés au rang de « radicaux de l’insignifiance », hésitant entre « sincérité benête » et « habitus institutionnel » dont « le jeu est de ne jamais dire le mot capital ».

Ce texte aurait pu n’être que le déclencheur d’une passe d’armes relativement drôle. La plupart des militant·es engagé·es dans les luttes radicales et écologistes y ont en effet répondu aussitôt sur le ton de la raillerie argumentée, sur différents réseaux sociaux.

Le militant de 350.org Nicolas Haeringer constata ainsi que « suite à un dysfonctionnement de son ordinateur, Frédéric Lordon se retrouve propulsé vingt ans en arrière et écrit le même texte que celui qu’il aurait pu écrire (peut-être l’a-t-il d’ailleurs écrit) au mitan des années 2000 à propos de la Bolivie, des droits de la nature, ou encore de la Pachamama ».

Ce texte exprime de manière un peu caricaturale l’état d’esprit d’une certaine gauche qui refuse de penser la nouveauté de la pensée écologique

Paul Guillibert, philosophe

Sarah Kilani, militante anticapitaliste, s’agaça, elle, de cette « vieille gauche qui relègue le combat ontologique et éthique pour la nature qui défend le point de vue des non-humains au rang de débat esthétique pour les cailloux ».

Le philosophe Paul Guillibert, pourtant d’inspiration marxiste, releva que « ce texte exprime de manière un peu caricaturale l’état d’esprit d’une certaine gauche qui refuse de penser la nouveauté de la pensée écologique et la singularité du monde contemporain. Heureusement, grâce à elle, nous savons que nous n’avons pas à craindre la sixième extinction de masse, parce que la cinquième n’a jamais eu lieu. Les dinosaures sont encore bien vivants ».

Le texte fut également jugé « caricatural » par le site emblématique de la gauche radicale, LundiMatin, qui relevait toutefois, de manière importante, qu’aussi « désuet que puisse être le néoléninisme de Lordon, le latourisme de gauche auquel il s’attaque pose néanmoins de vrais problèmes ».

L’écrivain Alain Damasio, loin de se définir comme un latourien et se posant même en admirateur du style et du ton de Lordon, déplore aussi, quand on l’interroge, un texte « conceptuellement pauvre, principalement dirigé contre le soft-power effectivement exaspérant d’Actes Sud [qui édite beaucoup des penseurs et penseuses du vivant épinglé·es par Lordon – ndlr], mais qui rate complètement le point actuel en essayant de replacer l’anticapitalisme comme une lutte fédératrice de toutes les autres, alors que, si on veut hiérarchiser les luttes, il faut se poser la question de l’habitabilité de la Terre ».

Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire se reconnecter au vivant pour une personne qui habite au cinquième étage d’un immeuble de banlieue ?

Nastassja Martin, anthropologue

Mais il est indéniable, confie l’anthropologue Nastassja Martin, qu’il existe « actuellement une injonction à se relier au “vivant”, dont je comprends qu’elle puisse irriter ceux qui, comme Frédéric Lordon, jugent que cela détourne de la question sociale, même si sa vision est très réductrice. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire se reconnecter au vivant pour une personne qui habite au cinquième étage d’un immeuble de banlieue ? ».

Au-delà de ces guerres picrocholines, cette écume est pourtant la marque visible d’un problème souterrain plus essentiel qui travaille les gauches dans leurs stratégies comme dans leur identité, car il bouleverse les coordonnées du combat politique et contribue au sentiment d’impuissance contemporain.

Autour de Latour

À l’intérieur des gauches qui veulent tenir ensemble social et écologie et se confronter autant à un néolibéralisme de plus en plus autoritaire qu’à l’impossibilité d’habiter la planète sans prendre en compte la perspective des non-humains, la polarisation profonde se manifeste autour des positions forgées par le philosophe Bruno Latour.

Peu avant sa mort en octobre 2022, le philosophe avait prolongé son ouvrage Où atterrir ? par un Mémo sur la nouvelle classe écologique, coécrit avec le sociologue Nikolaj Schultz, dont l’objet était de « faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même » et de redéfinir ainsi les termes du combat politique. Le philosophe en faisait aussi une occasion de répondre aux critiques ayant émergé au sujet de ses deux précédents ouvrages qui l’accusaient de noyer le poisson du capital dans l’océan du vivant.

Parce qu’elle « conteste la notion de production, on doit même dire que la classe écologique amplifie considérablement le refus d’autonomiser l’économie aux dépens des sociétés » notaient Latour et Schultz, assumant leur refus d’aligner cette « classe écologique » sur la tradition de « lutte des classes», dont la formulation resterait trop profondément liée à la notion et à l’idéal de la production. « Même s’il est toujours tentant de faire rentrer une situation nouvelle dans un cadre reconnu », il serait plus « prudent de ne pas se précipiter pour affirmer que la classe écologique prolonge simplement les luttes “anticapitalistes” », écrivaient-ils.

Latour affirmait ainsi garder du marxisme l’attention aux conditions matérielles, mais jugeait que « ce n’est plus la même matérialité » dont il est désormais question, et que cela transforme en profondeur la politique. Il ne s’agirait pas seulement de limiter le « productivisme» mais, ainsi que l’affirme le chercheur Dusan Kazic, de se « détourner tout à fait de l’horizon de la production comme principe d’analyse des relations entre les humains ».

Selon Latour, même si la conquête de l’appareil d’État est nécessaire, il est cependant inutile d’occuper l’État « sans avoir derrière soi des classes assez préparées et motivées pour accepter les sacrifices que le nouveau pouvoir, en lutte avec le régime de production, va devoir leur imposer ». Il s’agit en priorité de bâtir une géoclasse « potentiellement majoritaire » au niveau national comme à l’échelle mondiale car, « s’il y a un sujet où le changement de sensibilité est manifeste » et devient presque universel, « c’est la compréhension des vivants ».

À quoi tient alors que la vision de la classe écologique portée par Latour pour, précisément, défendre les couleurs du vivant dans le combat politique contemporain, puisse paraître insatisfaisante?

Pour les dominants, le plus souvent, la politique est une question esthétique : une manière de se penser, une manière de voir le monde, de construire sa personne. Pour nous, c’était vivre ou mourir.

Édouard Louis, écrivain

Une première raison est sans doute liée à une vision trop « esthétique» et descriptive de la politique. À propos de la question sociale et à l’occasion de la baisse de l’aide au logement, le président Macron avait brocardé les gens qui « pensent que le summum de la lutte c’est les cinquante euros d’APL ».

Et l’écrivain Édouard Louis, dans son livre Qui a tué mon père (Le Seuil)lui avait répondu à distance en jugeant que « pour les dominants, le plus souvent, la politique est une question esthétique : une manière de se penser, une manière de voir le monde, de construire sa personne. Pour nous, c’était vivre ou mourir. »

Sans faire de faux procès à Latour en dressant un parallèle entre sa pensée élaborée et la vulgate macroniste, on est en droit de se demander si, vraiment, les conflits de classes se fondent d’abord sur des conflits esthétiques avant de se muer en conflits plus politiques: « On est clairement en train de changer d’esthétique, écrit le philosophe. C’est tout l’intérêt des conflits de classes au sens d’Elias qu’ils commencent d’abord par des changements de manières – de goût et de dégoût – bien avant de se cristalliser en conflits d’intérêts. »

Selon lui, l’histoire des mouvements sociaux montrerait qu’il faut « un très long temps pour faire s’aligner, même approximativement, les manières, les valeurs, les cultures avec la logique des intérêts ; ensuite, repérer les amis et les ennemis » et, enfin, « inventer une offre politique qui permette aux classes d’exprimer leurs conflits sous une forme instituée ».

Outre que l’on pourrait lui opposer que le temps est peut-être aujourd’hui moins, si l’on veut vraiment sauver le vivant, à l’institution qu’à la destitution, son affirmation qu’il faut « admettre que, pour l’instant, il est difficile de tracer des fronts bien nets entre les amis et les ennemis » relève davantage de sa réticence à penser la politique comme conflit que de la réalité.

On peut ainsi douter que la « classe géosociale » que Latour appelle de ses vœux, classe à la fois « en soi» et « pour soi», à la fois descriptive sociologiquement et performative politiquement, puisse se fonder sur la principale proposition d’un « intense travail de description des situations vécues » formant « l’indispensable étape avant l’émergence d’une classe qui se reconnaîtrait elle-même comme capable de définir le sens de l’histoire ».

Si ce travail d’articulation entre conditions matérielles de l’existence et configuration des luttes, entre territoires dont on dépend et territoires qui dépendent de ce que l’on y fait, n’a pas attendu le concept de « classe géosociale» pour se formuler, on touche là également à la deuxième raison pour laquelle la proposition de Bruno Latour est insatisfaisante: sa difficulté à penser la politique autrement que comme un parlementarisme tempéré permettant de voir s’opposer les goûts et les opinions afin d’aboutir à un consensus.

Les classes ne peuvent être comprises que dans une dialectique les unes par rapport aux autres.

Jean-Marie Harribey, économiste

Ainsi que le notait l’économiste Jean-Marie Harribey, « hors de l’idéologie la plus outrancière, il y avait au moins une hypothèse relativement admise dans les sciences sociales qui n’avaient pas totalement jeté aux orties l’enseignement de Marx : les classes ne pouvaient être comprises que dans une dialectique les unes par rapport aux autres. Définir une classe seule, sans vis-à-vis, n’avait jusqu’ici aucun sens ».

Il faut reconnaître qu’en forgeant ce concept de « géoclasse», Bruno Latour va plus avant que lorsqu’il proposait un Parlement des choses destiné à dépasser les impasses de la constitution moderne dualiste entre la société et la nature en défendant la mise en place de nouvelles institutions parlementaires réunissant des « puissances d’agir» aussi hétéroclites que l’Amazonie, le climat, Total ou les nations autochtones, dans l’idée de parvenir à composer un monde commun.

Il demeure néanmoins, suivant les termes de Léna Balaud et Antoine Chopot dans leur ouvrage Nous ne sommes pas seuls (Le Seuil) une « contradiction fondamentale » qui « invalide le projet latourien » : « son étrange indifférence à toute analyse des rapports de pouvoir structurant le monde capitaliste ». Comment en effet convaincre des multinationales comme McDonald’s ou Total de siéger dans une assemblée où elles devraient concéder des responsabilités et céder du pouvoir à des représentant·es des océans ou des forêts?

Représenter ou destituer?

Face à la difficulté liée au fait que « les vivants ne partagent pas notre langue et ne prendront pas la parole pour nous contraindre à mieux porter leurs logiques, leurs résistances et leurs sensibilités », il s’agit pourtant bien de ne pas se contenter des institutions existantes, mais « de créer des formes politiques qui ne les rendent pas impuissants ».

Or les parlements non humains mis en œuvre par les latourien·nes, dans une logique étendue de représentation au sein d’une nouvelle « démocratie des affectés », que ce soit en 2015, en amont de la COP 21, avec le Théâtre des négociations ou plus récemment avec le Parlement de Loire, mis en place depuis 2019, demeurent insatisfaisants.

L’originalité de ces expérimentations ne doit pas masquer les implications politiquement contestables de la réduction du lieu de la communauté politique au modèle de l’assemblée parlementaire.

Léna Balaud et Antoine Chopot

Qui possède en effet la légitimité pour représenter ces nouvelles entités non humaines? interrogent Balaud et Chopot. Bruno Latour a longtemps considéré que les scientifiques étaient les mieux placé·es pour faire parler des entités non humaines. Il a ensuite proposé, de façon plus radicale, un autre critère de légitimation en jugeant que « peuvent être porte-parole ceux et celles qui s’effondrent si un non-humain s’effondre ». Être coaffecté·e serait ainsi le critère de légitimation principal pour participer à la discussion et à la représentation.

Toutefois, estiment Balaud et Chopot, « l’originalité de ces expérimentations ne doit pas masquer les implications politiquement contestables de la réduction du lieu de la communauté politique au modèle de l’assemblée parlementaire ». Qui décide en effet de l’ordre du jour? « On peut représenter les orangs-outans, mais pas à condition de chercher un partenariat avec les représentant·es de l’huile de palme et de la pâte à tartiner. »

Même si des conflits peuvent bien sûr se tisser dans ces nouvelles arènes, le risque est fort que l’injonction à la composition se plie à la « croissance verte» et que ces nouveaux lieux du politique ne bousculent en rien les positions acquises. La représentation des vivants non humains devrait donc opérer autrement qu’au sein de la démocratie représentative des humains, surtout dans une époque où celle-ci a entamé une crise d’une ampleur telle qu’elle est aujourd’hui confrontée à l’alternative de sa métamorphose ou de sa disparition.

Afin de différencier deux perspectives politiques partant chacune de l’intention de faire place aux vivants dans les combats politiques contemporains, Chopot et Balaud décrivent deux projets dans les combats menés contre certains projets d’aménagements et de superstructures autour de la Loire: l’expérience issue des travaux de Latour du Parlement de Loire et celle du Village de la Loire.

Pour résumer trop brièvement, le premier projet visant à remplacer le peuple humain pour laisser place à la Vie s’apparenterait à une belle idée, inspirée littérairement, mais manquant de bras et de radicalité, susceptible peut-être de changer les récits mais pas la réalité. Dans le second cas, l’enjeu était de bâtir le « sujet collectif » du Village de la Loire et de son bassin-versant, en créant des alliances entre humains et non-humains dans le but de former un « peuple plus qu’humain qui apprend à se défendre contre un projet inutile et imposé de bétonisation d’un fleuve encore relativement sauvage ».

La distinction ne tient pas jusqu’au bout, dans la mesure où elle vise aussi, sans le dire explicitement, à cristalliser une opposition entre un projet réformiste et un projet révolutionnaire. En effet, les formes d’engagements préalables des différents acteurs et actrices du combat avec et pour la Loire, dont certain·es se retrouvent dans les deux projets, ne déterminent pas d’emblée leurs points d’arrivée ni la portée réformiste ou révolutionnaire de leurs gestes.

Néanmoins, aux yeux de Chopot et Balaud, « si les deux initiatives sont vouées à se rencontrer, et peut-être même à faire alliance contre des ennemis communs […], elles ne construisent pas la même “écopolitique”. D’un côté, on cherche à modifier l’ordre du pouvoir par le renouvellement des formes de gouvernement et des êtres gouvernés, en incluant de nouveau sujets complexes non humains. De l’autre, on cherche à déjouer et à interrompre la reproduction d’un ordre économique jugé écologiquement insoutenable, asocial et inégalitaire », à travers différents moyens allant de l’interruption des travaux par l’occupation physique des bords de Loire à des actions juridiques visant à protéger telle ou telle espèce. Ainsi, on « entre en politique non depuis un statut de porte-parole officiel, mais depuis le vivant, sujet d’un monde habité et qui nous habite ».

Si les propositions latouriennes sont insatisfaisantes, cela ne signifie pas pour autant qu’il faille simplement, ainsi que le proclame l’essayiste suédois Andreas Malm, « moins de Latour, plus de Lénine ». Dans son livre The Progress of This Storm (Verso, 2018)celui-ci attaque le tournant non humain au motif qu’il n’y aurait d’agentivité que là où il y a intentionnalité.

Il est légitime de craindre que ce tournant ne soit pas seulement en train « de prétendre qu’il réinvente le politique alors qu’il en appelle à jeter dans les poubelles de l’histoire toute une série de notions modernes clés, nécessaires à une pensée et une pratique de la politique : la société, la révolution, les classes, l’intentionnalité humaine, la responsabilité, voire la lutte comme action collective volontaire », dixit Chopot et Balaud. Mais cela ne dispense pas de saisir que ce tournant non humain, que ni l’humanité ni la gauche ne peuvent se permettre d’esquiver, transforme la politique.

Révolution ou collaboration?

Léna Balaud et Antoine Chopot évoquent une sensation d’ « étau » entre « d’un côté un héritage de gauche, démocrate et socialiste, ou anticapitaliste et révolutionnaire, mais très anthropocentrique, qui éprouve la plus grande difficulté à déplacer ses cadres de pensée, du fait d’un attachement à une tradition de lutte humaniste ou classiste. Et, de l’autre, une sensibilité au vivant, où l’humain n’est plus au centre, n’est plus le seul être qui compte et qui agit ».

Cette ligne de fracture opposerait celles et ceux qui insistent sur les classes sociales dans une perspective influencée par le marxisme et celles et ceux qui jugent que l’état de la planète oblige à réorganiser le front des luttes. Le paradoxe est qu’en première approche, cette divergence peut paraître factice ou étrange.

L’écologie populaire est dans la bouche de tout le monde mais dans la pratique de personne.

Eros Sana, activiste

Les livreurs Uber, les ouvriers et ouvrières d’Apple en Chine, les femmes de ménage aux horaires fracturés des grandes métropoles semblent en effet avoir le même ennemi que les forêts amazoniennes, les glaciers alpins ou les cochons de Bretagne: le système capitaliste. Et le mot-valise d’ « écosocialisme» est censé incarner le principe que les ennemi·es de mon ennemi·e devraient pouvoir être mes ami·es.

Pour le formuler en termes plus élaborés, comme le fait le chercheur Paul Guillibert dans son ouvrage Terre et Capital (Amsterdam), « prendre au sérieux la catastrophe écologique, c’est reconnaître que les pratiques politiques doivent tenir compte des non-humains et des relations que nous entretenons avec eux pour transformer l’ordre existant ». Et qu’en conséquence « la théorie révolutionnaire doit interroger la place à accorder à ces êtres naturels dans le mouvement d’abolition du capitalisme ».

Mais force est de constater que cela ne fonctionne guère. Au sein de la gauche institutionnelle, même si l’alliance de la Nupes a permis de réduire les fractures originelles, les écologistes sont toujours soupçonné·es de ne pas s’intéresser suffisamment aux questions sociales. Pour le dire comme Eros Sana, qui avait fondé la Zone d’écologie populaire (ZEP) au sein des Verts, « l’écologie populaire est dans la bouche de tout le monde mais dans la pratique de personne».

De l’autre côté, même si la ligne de Fabien Roussel en défense de la consommation de viande et du nucléaire ne représente que quelques fractions des voix de gauche (suffisantes toutefois pour empêcher la qualification au second tour de Jean-Luc Mélenchon à la dernière présidentielle), toute une tradition demeure suspecte de ne pas avoir rompu avec un logiciel qui laisse l’humain au centre de toute politique et la production au cœur de toute économie, y compris parmi les Insoumis, en dépit de l’élaboration beaucoup plus poussée de leur vision de l’écologie en 2022 qu’en 2017.

Plus à gauche, la ligne de clivage s’est notamment manifestée à travers la polémique à distance entre participant·es au festival Agir pour le vivant organisé par les éditions Actes Sud et activistes issu·es principalement de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes: les second·es accusant – pour le dire beaucoup trop vite – les premiers d’accepter de participer à des rencontres censées promouvoir le vivant, mais cofinancées par des banques qui investissent dans les énergies fossiles.

En réalité, ces échanges épistolaires de militant·es partageant souvent des terrains et des soucis communs, tels qu’ils ont été retranscrits dans la revue en ligne Terrestres, sont suffisamment riches pour ne pas laisser penser que les positions seraient irréconciliables et que les gauches demeureraient caricaturales au sujet de cette tension entre le vivant et le social.

Que l’attention nouvelle aux non-humains et aux terrestres soit devenue une mode – et une mode récupérable par la digestion capitaliste – n’est sans doute pas le plus important, même s’il existe d’ores et déjà du « vivant washing» à délégitimer et contester. C’est d’ailleurs à cette tâche nécessaire mais insuffisante que s’attelait Frédéric Lordon dans un texte ayant suivi son problématique « Pleurnicher le Vivant».

Il y affirmait que « la récupération est sans doute l’une des puissances les plus néfastes des institutions du capitalisme », que la « glorification du “vivant” qui ne débouche pas immédiatement sur une mise en cause de la puissance biocide est une collaboration qui s’ignore ». Il s’attaquait, avec plus d’aisance et de pertinence qu’aux penseurs et penseuses du vivant, au programme de soutien à l’art contemporain lancé par le ministère de la culture intitulé Mondes nouveaux suivant lequel, pour « décrocher les euros, on était prié de communier dans les fortes idées de “développer des savoirs et des sensibilités”, ou d’inventer “d’autres manières d’être ensemble”, “des relations renouvelées entre humains et non-humains” et “des nouvelles manières d’habiter notre monde” ».

Même si le vivant a un nom déjà largement pillé et recyclé dans les machines à laver du capital, on se doit d’en porter les couleurs sans se soucier des récupérations en cours.

Alain Damasio, écrivain

Ces réserves faites et ces précautions prises, on peut alors suivre Alain Damasio, fondateur d’une École des vivants, quand il écrit dans un numéro précédent de la Revue du crieur que même si le vivant « a un nom déjà largement pillé et recyclé dans les machines à laver du capital », on « se doit d’en porter les couleurs sans se soucier des récupérations en cours ». Mais sans doute en assortissant cette injonction de plusieurs conditions et réflexions.

Les ennemi·es de nos ennemi·es sont-iels nos ami·es?

Il est d’abord certain que le « vivant», terme trop englobant, mérite d’être affiné et contrarié depuis l’intérieur même de la pensée écologique et de la politique qu’il prétend fonder. S’y emploient d’ailleurs déjà des chercheurs et chercheuses comme Virginie Maris, qui insiste notamment pour distinguer les espèces les unes des autres, ou Florence Burgat qui juge que l’actuelle « révision bienvenue et nécessaire de l’anthropocentrisme » se paye aujourd’hui d’une « tendance à la confusion et à l’indistinction », en particulier entre vie animale et vie végétale.

Il est ensuite étrange de voir certaines personnes, qui reprochent avec pertinence à la social-démocratie d’avoir abandonné les classes populaires, balayer l’idée qu’il faille retisser des liens avec le vivant pour savoir le prendre en compte, même si cette thématique des « liens » peut, tout comme le terme de « vivant », paraître écœurante tant elle a été mobilisée ces dernières années.

Mais alors que c’est précisément la coupure avec le monde du travail en particulier et les conditions de vie du peuple en général qui explique nombre des reniements et des impasses de la gauche institutionnelle, en quoi serait-il impossible de tenir un raisonnement similaire avec la planète et ses différentes composantes?

Si l’on reconnaît, comme nous y invitait déjà Raymond Williams, pionnier des cultural studies, le rôle des affects culturels dans la transformation de la réalité sociale, il est sans doute davantage possible de sortir du « réductionnisme économiste et de redonner aux formes symboliques une efficacité sociale dont un certain marxisme les avait dépourvues », pour le dire comme Paul Guillibert.

Il est enfin urgent, pour les gauches, de définir une nouvelle radicalité, dans une époque qui n’est pas à un énième compromis social-démocrate ou à un prétendu « courage de la nuance », pour reprendre le titre d’un récent ouvrage du directeur du Monde des livres Jean Birnbaum. Surtout en un moment où les forces contraires ont su capter une grande partie des affects politiques contemporains, y compris ceux de la révolte et de l’inquiétude écologique, comme le montre le chercheur Pablo Stefanoni dans La rébellion est-elle passée à droite ?(La découverte).

Mais actuellement, alors qu’une radicalité de gauche devrait nécessairement situer le cœur de son action sur la façon d’articuler la fin du monde et la fin du mois, celle-ci se confond encore souvent avec une radicalité de posture, passant l’essentiel de son temps à se mesurer à ses voisins et voisines.

Ainsi de Sarah Kilani soulignant, dans sa réponse au texte « Pleurnicher le Vivant », que « l’énorme contradiction philosophique chez Lordon qui consiste à vociférer sur ceux qui parlent métaphysique mais ne parlent pas politique, quand lui ne parle que politique et moque la métaphysique, tout en causant spinozisme, est sous-tendue par une vilaine réaction. La réaction de quelqu’un qui ne veut pas voir que la lutte seulement anticapitaliste n’est plus si radicale que ça, et qu’il est en passe de devenir has been ».

Si les luttes contre les dominations sont inégales en périmètre, elles sont égales en légitimité

Frédéric Lordon, philosophe et économiste

Lordon appelait pourtant, dans un texte intéressant de mars2021, à « favoriser une entente des luttes », reconnaissant que si « les luttes contre les dominations sont inégales en périmètre, elles sont égales en légitimité ». Il allait jusqu’à formuler « une éthique politique des luttes, ou de la coexistence des luttes » qui aurait « pour premier principe de ne rien faire dans sa lutte qui puisse nuire aux autres luttes. À commencer par simplement s’abstenir de les débiner ». Il proposait d’étendre cette abstinence à « des lieux, des supports ou des “alliés”, fussent-ils de rencontre, instrumentaux même, qui font objectivement du tort aux autres luttes ».

À l’appui de sa démonstration, l’économiste et philosophe donnait plusieurs exemples, décriant la façon dont un « intellectuel comme Paul B. Preciado s’en va défendre les luttes LGBTQ dans un clip arty au possible tourné par Gus Van Sant pour le géant du luxe Gucci, exploiteur comme il se doit et fraudeur fiscal convaincu de surcroît ».

Ou celle dont le philosophe du vivant Emanuele Coccia s’associe avec la fondation Cartier: que « le philosophe des arbres n’ait la tête qu’à la canopée et très peu (pas du tout) au salariat, ça n’est pas en soi un problème – comme les luttes, les passions intellectuelles sont toutes égales en dignité. Mais ça le devient quand sa passion des arbres, à plus forte raison de ce qu’elle se donne pour “critique”, emprunte des chemins qui légitiment un peu plus encore ces institutions capitalistes spécialistes du blanchiment moral, mécènes, philanthropes, amis des arts, c’est-à-dire escrocs symboliques œuvrant à répandre l’idée que le capitalisme n’est pas si mauvais qu’on dit ».

Lordon adresse également ces exigences de ne pas nuire aux autres luttes en s’alliant à leurs ennemis à celles et ceux qui ancrent en priorité leurs combats dans la question sociale: « On ne va pas poursuivre la sortie de l’euro avec les racistes du Rassemblement national (quand ils la poursuivraient…) ou les “souverainistes des deux bords” ; on n’entreprend pas de sauver le peuple de la classe ouvrière par la “révolution nationale”. »

Néanmoins, sa conviction que « la domination capitaliste » occupe « la place supérieure dans la hiérarchie structurale des dominations » l’a ensuite moins poussé à appliquer les principes ici développés qu’à distribuer les bons et mauvais points anticapitalistes censés trier le bon grain de l’ivraie politique du moment.

Le défi de l’intersectionnalité réelle des luttes

On aurait alors tort de voir dans ces tiraillements une simple opposition de façade entre celles et ceux qui pensent avoir tout dit une fois qu’ils et elles se sont proclamé·es anticapitalistes et celles et ceux qui jugent le terme insuffisant car trop chargé d’une histoire qui bifurque et oblige à prendre en compte des acteurs et des termes dont l’épaisseur politique était jugée moindre ou secondaire.

J’aime bien poser la question de la hiérarchie des luttes, étant conscient qu’on n’aime pas faire cela le plus souvent.

Alain Damasio, écrivain

Cette bataille pour la radicalité se loge dans la difficile question de la hiérarchie des luttes, à partir du moment où l’intersectionnalité des problèmes ne crée, automatiquement, aucune intersectionnalité des combats, parce que l’état des forces ou des motivations fait qu’il demeure souvent rhétorique d’affirmer que l’on peut lutter « en même temps» contre toutes les oppressions, inégalités ou inquiétudes.

« J’aime bien poser la question de la hiérarchie des luttes, étant conscient qu’on n’aime pas faire cela le plus souvent,nous expliquait ainsi Alain Damasio. Bien sûr, chacun choisit sa lutte et milite sur les choses qui le touchent le plus. Mais il me semble qu’il y a néanmoins une hiérarchie qui est liée à l’urgence de ce qui nous permet d’être vivant. »

Il existe donc bien une opposition de fond entre celles et ceux qui considèrent que la lutte pour le vivant est devenue prioritaire et celles et ceux qui ne supportent pas que cette idée puisse remettre en cause la hiérarchie des combats définie par l’anticapitalisme. En cela, on ne peut espérer résoudre la tension entre la question sociale et celle du vivant en se contentant d’affirmer que les deux combats doivent être menés de front, et encore moins en cherchant à subordonner l’un à l’autre, mais plutôt en redéfinissant la carte du territoire politique et la façon de s’y mouvoir à l’aune de cette réalité neuve que l’humanité est devenue une force géologique, qu’on la nomme anthropocène ou plus spécifiquement capitalocène.

Encore une fois, cette division, à partir du moment où un front commun contre le capitalisme paraît logique, pourrait paraître surannée ou fondée principalement sur ce narcissisme des petites différences qui a, tant de fois, fait obstacle aux gauches politiques. Les combats, anciens comme contemporains, comptent d’ailleurs de nombreuses alliances fécondes.

Frédéric Lordon évoque ainsi, en conclusion de son texte consacré à une possible « entente des luttes», le mouvement « Lesbians and Gays Support the Miners [« Les lesbiennes et les gays soutiennent les mineurs »] pendant les grèves de 1984 au Royaume-Uni (ou, très récemment, les actions du collectif Du pain et des roses en soutien aux salariés de la raffinerie Total de Grandpuits lors de la manifestation PMA pour toutes). Ou encore dans un autre genre, plus étonnant, ce rapprochement en 1968 des Young Patriots, groupe de salariés blancs pauvres de Chicago, cochant à peu près toutes les cases du white trash (musique country, armes, drapeaux confédérés)… avec les Black Panthers, dont le leader dans l’Illinois décida de prêter moins d’attention à leurs boucles de ceinturon à pistolets croisés qu’à leur programme concret d’actions ».

Mais force est de constater qu’il ne propose pas d’exemple de luttes catalysant soucis écologiste et anticapitaliste et surtout qu’il lui demeure impensable que ces rapprochements qu’il désigne lui-même comme « miraculeux» puissent concerner autre chose que des alliances entre groupes humains.

Divers·es militant·es et intellectuel·les tiennent non seulement depuis longtemps ensemble des revendications sociales et écologistes, mais pensent et provoquent une alchimie entre le vivant et le social, notamment dans le champ de ce que l’on désigne de manière trop englobante par le terme « écoféminisme ».

C’est par exemple le cas de Fatima Ouassak dans La Puissance des mères (La Découverte), livre à la fois théorique et stratégique, qui rend visible une écologie féministe venue des quartiers populaires et décline un projet « territoire par territoire, quartier par quartier, école par école » visant à une réappropriation des espaces publics.

Depuis sa conviction que l’amour maternel et le désir de protection des mères ne doivent pas servir à « canaliser» les colères politiques des enfants, ce qui reviendrait à les entraver, mais à les soutenir, elle entre dans le détail de ce que signifie subsister et nourrir – tâches traditionnellement assignées aux mères – depuis des lieux pollués et négligés où les considérations écologiques n’ont longtemps été considérées que comme, au mieux, secondaires.

Le collectif Front de mères à Bagnolet, qu’elle a fondé, milite ainsi contre la façon dont les « jeunes de banlieue» sont privé·es de leur enfance, sous les balles de la police ou dans le regard de la société, mais aussi en faveur de mesures très concrètes comme l’alternative végétarienne à la cantine.

Dans une perspective différente mais convergente, Michael Löwy et Daniel Tanuro ont publié un ouvrage intitulé Luttes écologiques et sociales dans le monde (éditions Textuel) dans lequel ils collectent des exemples de « luttes écosociales » en notant des points communs entre plusieurs expériences: « Le rôle très actif, généralement central, des femmes ; la forme occupation (“zones à défendre”) ou blocage ; l’ancrage local face à une entreprise écocide ; une structuration démocratique ; des méthodes de lutte non violentes mais qui n’excluent pas l’autodéfense ; la référence à des traditions spirituelles, culturelles ou religieuses… »

Mais ils relèvent également la difficulté fréquente à « mobiliser le soutien des syndicats et de la gauche institutionnelle », bien qu’il existe d’heureuses exceptions, à l’instar de la manière dont, en Afrique du Sud, la Fédération nationale des transports, c’est-à-dire un secteur particulièrement polluant, a rompu, sous la pression de certain·es de ses membres, avec l’orientation traditionnelle du syndicat afin de briser le « compromis productiviste avec le patronat ».

On pourrait aussi penser au travail du chercheur caribéen Malcolm Ferdinand autour d’une « écologie décoloniale », explorant les actions concrètes de réparation, de restitution, de justice, puis de préservation entre les humains et avec les non-humains en rompant les amarres avec ce qu’il désigne par « l’habiter colonial », vu non seulement comme une manière destructrice et discriminante d’habiter la Terre, mais aussi de la préserver: mise en réserve de populations ou de territoires, interdiction de certains usages de la terre, empoisonnement discriminatoire des corps et des sols…

Afin de créer, pour le dire avec ses mots, un espace où « tous, en rencontrant l’autre, se découvrent un corps nouveau, une Terre-mère peuplée d’alliances humaines et non humaines, véritables compagnons de bord d’un même navire-monde, debout sur le pont de la justice ».

Des alliances concrètes entre humains et non-humains

On le sent avec cette dernière phrase de Malcolm Ferdinand, le défi demeure toutefois de s’allier au vivant non humain en dessinant des rapprochements qui ne se contentent pas d’être métaphoriques. Ces derniers sont sans doute aujourd’hui d’abord visibles dans le champ du droit, qui intéresse souvent moins le monde francophone que le monde anglophone alors qu’il peut fournir des ressources précieuses et déjà nombreuses.

Il en est ainsi de la victoire juridique du peuple saramaka dans sa lutte pour la préservation des forêts comme partie intégrante de leur communauté. Les Saramaka, ou Saamaka, sont les descendant·es d’Africain·es déporté·es vers la colonie néerlandaise du Suriname durant la seconde moitié du XVIIesiècle et constituent l’un des peuples « marrons » du Suriname et de Guyane, avec une population estimée aujourd’hui à plus de 100 000 personnes.

Leur combat a culminé lors d’un procès en 2007 avec la reconnaissance par la Cour interaméricaine des droits humains, qui siège au Costa Rica, du droit du peuple saramaka à la propriété communale, à la protection judiciaire et à l’exercice de ses droits collectifs sur ses terres et territoires.

Un autre exemple de croisement des cosmologies, des lois, des traditions et des luttes s’est cristallisé autour de la personnalisation juridique du fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande, que le philosophe Paul Guillibert juge être un bon exemple d’ « ambivalence du “devenir-animiste” de la pensée moderne ».

Le 15mars 2017, le Parlement néo-zélandais a reconnu que le fleuve était une entité vivante et l’a doté d’une personnalité juridique. La difficulté technique de cet accord consistait à articuler la Common Law avec les revendications des Maoris, cherchant à la fois à défendre les équilibres du fleuve et la reconnaissance de leur droit à une certaine autonomie politique.

L’accord a transformé la gouvernance de la rivière en créant une personne morale : Te Awa Tupua(le fleuve), représentée par deux personnes physiques, l’une nommée par la Couronne, l’autre par le peuple iwi. Ces deux représentant·es sont regroupé·es dans une instance administrative nommée Te Pou Tupua.

L’accord articule donc reconnaissance d’éléments cosmologiques maoris et gestion durable des ressources par des institutions environnementales qui en organisent la gouvernance, en s’inspirant de la théorie des biens communs d’Elinor Ostrom, qui permet de soustraire le fleuve à toute possibilité d’appropriation privée.

Mais pour celles et ceux qu’intéressent davantage les combats à mains nues que ceux livrés dans les prétoires, il existe aussi des expériences concrètes qui prennent en compte le fait que les ouragans, les virus, les sécheresses ou les incendies constituent de plus en plus des protagonistes de l’histoire des sociétés, possédant une autonomie propre et transformant le monde à leur manière. Cela ne signifie pas qu’ils ont des intentions, mais qu’ils possèdent « une puissance de transformation du monde qui contraint les sociétés humaines à adapter leur mode d’organisation et de subsistance », dixit Paul Guillibert.

Les différentes luttes dites « interspécifiques » ou les « soulèvements de la terre » que Chopot et Balaud décrivent dans leur livre fournissent aussi maints exemples de combats communs entre humains et non-humains. Depuis la façon dont des paysans argentins ont utilisé, contre Monsanto, l’amarante du Japon, une plante sauvage qui s’est révélée une alliée parce qu’elle était l’un des rares végétaux capables de résister à la chimie du géant de l’agro-industrie; jusqu’à la ville de Sheffield en Angleterre qui est, depuis 2014, le théâtre d’un vaste mouvement populaire contestant une décision municipale d’amélioration des voiries par l’abattage de plus de 17 500 arbres, la plupart en pleine santé, certains pluricentenaires, en organisant des réunions sous des arbres, en s’opposant matériellement aux déracinements, en rendant visibles les connexions et interdépendances entre les habitant·es humain·es de la cité et cet autre peuple que sont les arbres urbains.

Les deux chercheurs rappellent que l’histoire est remplie de telles alliances, ainsi de la façon dont les autochtones d’Argentine s’allièrent avec la graminée Poa huecu, rendue très toxique pour les herbivores par son champignon symbiotique Neotyphodium tembladara, afin d’échapper aux colons lors de poursuites à cheval.

Connaissant la dangerosité pour les équidés de cette graminée pourtant appétissante, ils s’efforçaient de passer, dans leur fuite, par des prairies riches de cette plante tout en empêchant leurs propres montures de pâturer. Il s’agit ainsi « de ne plus se penser comme l’instance qui va sauver la “Nature” pure et extérieure au capital, mais comme un mouvement d’accompagnement et d’amplification de certaines puissances non humaines ».

Le communisme du vivant

Différents exemples, même accumulés, ne dessinent certes pas un front commun. Mais ils invalident d’ores et déjà une prétendue contradiction, ou une irénique et trop temporaire entente, entre prise en compte du vivant et nécessité du social. Et dessinent une orientation que le philosophe Paul Guillibert veut nommer « communisme du vivant », au risque d’une formule peut-être flottante ou facile, mais qui a au moins le mérite de dessiner une perspective politique.

Le communisme du vivant ne peut se contenter d’une transformation cosmologique des sensibilités, il doit intervenir de manière stratégique dans les organisations politiques

Paul Guillibert, philosophe

Comme il le note, après d’autres, les héritages du communisme et de l’écologie sont hétérogènes et il serait aussi vain que dangereux de les mettre sous le tapis: « Tandis que le premier est attentif aux manières de produire la richesse et vise l’abolition de l’exploitation du travail, le second cherche à penser les différentes manières d’habiter la Terre et vise à limiter la destruction de la biosphère. » Mais ces mouvements sont tous deux condamnés à l’échec s’ils ne parviennent pas à une véritable hybridation, qui ne soit pas que de façade ou de vocabulaire.

Tout l’ouvrage de Paul Guillibert Terre et Capital vise donc à montrer que « l’écologie politique ne pourra réussir sa tâche qu’à condition d’assumer l’horizon du communisme » et que le « communisme du vivant ne peut se contenter d’une transformation cosmologique des sensibilités, [qu’] il doit intervenir de manière stratégique dans les organisations politiques capables d’infléchir massivement nos rapports à la matérialité ».

De l’autre côté, « pour devenir écologiste, le communisme doit se débarrasser de ses oripeaux productivistes, prendre pied dans un monde qui se réchauffe, faire sienne la dimension utopique des communes rurales » et parvenir à prendre en compte « l’agentivité qui est propre au vivant » car les vivants autres qu’humains « n’organiseront pas de partis, de soviets ou de révolution ».

Ce ne serait sans doute qu’un vœu pieux si cette hybridation n’était déjà à l’œuvre dans plusieurs combats qui ont comme dénominateur commun de partager un territoire. On pourrait évoquer, parmi d’autres, le mouvement indien de Standing Rock dans le Dakota soutenant que la terre et l’eau appartiennent à tous et toutes, les luttes autochtones contre l’extractivisme telles qu’elles se sont développées chez les Chenchu en Andhra Pradesh, les Gwich’in en Alaska, les Bushinengué en Guyane, les Aborigènes australien·nes réclamant l’application du Land Title Act ou encore les luttes des communautés ayllus contre l’expropriation de la terre en Bolivie.

À cet égard, conclut Paul Guillibert, « l’actualité du communisme réside donc dans ses thèmes en apparence les plus éculés : l’abolition de la propriété privée, le matérialisme historique, la lutte des classes. Mais il ne suffit pas de découvrir dans des luttes décoloniales, écologistes et territoriales une aspiration à un monde plus libre pour actualiser sa signification historique. Encore faut-il pouvoir le fonder sur une cosmologie écologiste qui fasse de la préservation de la biosphère la condition écologique d’une histoire communiste de la Terre ».


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